José Bové : « Culturellement, l’agriculture française n’existe plus »

1 février 2012
En 2013, la Politique agricole commune (PAC) doit connaître une vaste réforme. Les discussions sur l’orientation de cette nouvelle PAC sont déjà en cours au Parlement européen, dans les partis et au sein de chaque pays-membres de l’UE… L’enjeu est de taille, car cette PAC, créée en 1957, représente 42 % du budget total de l’Union, soit 53 milliards d’euros par an. A l’occasion de la sortie du livre Changeons de cap, changeons de PAC de José Bové, écrit en collaboration avec le journaliste Gilles Luneau, l’eurodéputé EELV a été interviewé par le quotidien Le Monde.
Propos recueillis par Charlotte Chabas du Monde

Pensez-vous comme certains que la PAC est obsolète et devrait être supprimée ?

Je pense fondamentalement qu’il n’y a pas d’agriculture possible sans politique publique de soutien, ne serait-ce que pour organiser l’offre et la demande et l’occupation des territoires. Au Ve siècle avant J.-C., Socrate disait même que « celui qui ne connaît rien au commerce des céréales ne peut pas prétendre être un homme d’Etat ». C’est une réalité qui est toujours vraie aujourd’hui, et si on laissait le seul marché décider aujourd’hui, ce serait la famine assurée.

L’enjeu aujourd’hui, c’est donc bien de changer l’orientation générale de la PAC pour obtenir une bonne agriculture, et non pas la supprimer. Il faut désormais répondre à cette question : veut-on poursuivre dans le modèle actuel ou évoluer vers un nouveau type d’agriculture ?

Dans quel sens souhaitez-vous que soit réformée cette politique européenne ?

Aujourd’hui, il y a à mon sens trois grands axes à défendre. Le premier, c’est de nourrir en quantité et en qualité les 500 millions de citoyens européens. Cela implique une production sur l’ensemble du territoire, mais aussi un type de production qui permette aux générations futures de continuer à produire. Le deuxième, c’est plus largement l’enjeu environnemental, et la nécessité d’adapter l’agriculture aux bouleversements climatiques que nous connaissons. Le troisième enfin concerne l’occupation de l’espace territorial et social, c’est-à-dire le maintien d’agriculteurs sur l’ensemble du territoire européen. Cela passe par l’installation d’une nouvelle génération d’agriculteurs. Si on poursuit avec le modèle actuel, on va assister à une véritable hémorragie en nombre d’agriculteurs, puisqu’aujourd’hui les paysans ne sont pas remplacés, et ce à cause d’une politique d’installation qui empêche les jeunes de reprendre le flambeau.

Comment peut-on répondre à ces objectifs ?

Il y a de nombreuses mesures concrètes qui peuvent être adoptées : une autre répartition des aides entre les agriculteurs, l’enjeu des plafonnements, la nécessité d’intégrer dans le soutien aux paysans les questions de pratiques agricoles… Il faut renforcer le pouvoir de l’agriculteur face à la transformation, à la distribution, et aux entreprises qui vendent les aliments, la chimie ou le pétrole.

Ensuite, évidemment, il y a toute la question de l’organisation des marchés, pour payer le travail des paysans à sa juste valeur dans la durée.

Nicolas Sarkozy, lors de ses vœux au monde rural, a déclaré : « L’agriculture française, ce qu’elle veut, c’est des prix et de la compétitivité. » Partagez-vous ce constat ?

« Des prix », je ne dis pas non. Mais jusqu’à présent, Nicolas Sarkozy n’a pas du tout travaillé dans ce sens-là. Dans la crise du lait, les nouvelles règles qui ont été mises en place pour organiser la production n’ont absolument pas réparti plus justement les pouvoirs entre producteurs et industriels du lait. Aujourd’hui, les producteurs ne peuvent toujours pas négocier de manière correcte, car tout rassemblement de paysans pour négocier les prix est toujours considéré dans les règles européennes comme anti-concurrentiel. Donc si on ne change pas les règles de concurrence au niveau européen, on ne peut pas rééquilibrer le pouvoir.

De la « compétitivité » ça veut dire quoi ? Le but de l’agriculture pour moi, c’est de répondre aux besoins de la population. Donc la question est : la vocation de l’agriculture européenne est-elle de conquérir les marchés mondiaux et de conquérir la planète ? Aujourd’hui, on sait que c’est un vieux fantasme illusoire. Le but aujourd’hui, c’est de nourrir l’Europe. Or ce qui va contre la possibilité d’être « compétitif », pour reprendre le terme, c’est tous les accords de libre-échange signés entre l’Union européenne et un certain nombre de pays, qui démolissent des secteurs agricoles entiers.

Je pense notamment à l’accord entre l’UE et le Maroc, qui est en discussion actuellement au Parlement européen, sur les fruits et légumes. Si l’accord est signé, ça augmentera les importations de tomates marocaines notamment, et ça va fracasser les productions du sud de la France, de l’Espagne et de l’Italie. Et ce, même pas dans l’intérêt des petits producteurs marocains, puisque ce sont des gros groupes qui exporteront. Comment rester « compétitif » dans ces conditions ?

Vous en appelez à la responsabilité des consommateurs pour modifier leur alimentation. Un changement qui a tout de même une répercussion financière non négligeable. Les prix des produits biologiques par exemple restent assez élevés. N’est-ce pas une demande culpabilisante et simpliste, quand beaucoup ont déjà du mal à financer leur Caddie ?

Je pense que c’est une réalité qui est liée au mode de soutien à l’agriculture tel qu’il est pensé aujourd’hui, c’est-à-dire tourné essentiellement vers l’agro-industrie et non vers les agricultures respectueuses de l’environnement. Si l’agriculture biologique avait été soutenue comme l’agriculture intensive, les tarifs seraient bien moins élevés. Ce n’est pas vrai aujourd’hui de dire que le coût de production dans l’agriculture biologique est supérieur au coût de production de l’agriculture dite traditionnelle.

D’autant que si on faisait entrer dans le prix des produits d’agriculture industrielle l’ensemble des coûts qui sont payés par la société civile – que ce soit la dépollution des eaux, les problèmes de santé, chimiques ou autre – le coût de ces produits exploserait.

Dans votre livre, vous évoquez assez violemment la « déchirure paysanne » qui existe en France. Qu’entendez-vous par là ?

Culturellement, l’agriculture française n’existe plus. Depuis une vingtaine d’années, la question agricole est déconnectée de la réalité des gens. Il y a une coupure entre la société civile qui mange tous les jours et le monde agricole qui produit ces aliments. Les politiques agricoles ont toujours mis de côté les paysans, et ne les ont jamais intégrés dans une problématique plus globale. Quand on parle d’emploi par exemple, jamais il ne vient à l’idée des dirigeants de créer de l’emploi en milieu agricole.

Quand je propose que les gens se réapproprient le débat sur l’agriculture, j’espère combler ce fossé qui s’est développé. Par exemple sur notre site, nous allons proposer aux internautes de redistribuer en fonction de leur priorité les 106 euros annuels qu’ils dédient chaque année à la PAC à travers leurs impôts. Histoire de leur faire prendre conscience qu’il y a une autre agriculture possible, plus citoyenne, et qu’ils peuvent décider librement de leur nourriture,de leur mode de vie, de leurs paysages.

Pendant cette période électorale, c’est capital, pour montrer que l’agriculture n’est pas une question marginale et doit être au cœur du débat de la campagne présidentielle.

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