Tribune : Erika coulé, Total touché

27 septembre 2012
La Cour de cassation a confirmé, mardi 25 septembre, toutes les condamnations prononcées en appel après le naufrage, il y a près de treize ans, de l’Erika au large des côtes bretonnes. Retour sur le procès avec l’eurodéputée Eva Joly.
Décembre 1999. Erika, un pétrolier poubelle transportant 20 000 tonnes de fioul lourd pour le compte de Total, mais immatriculé sous pavillon de complaisance à Malte, sombrait au large des côtes bretonnes. Les côtes françaises allaient être souillées sur plus de deux cents kilomètres par une nouvelle marée noire aux conséquences encore présentes dans tous les esprits.

Septembre 2012. Contre les conclusions de l’avocat général, la Cour de cassation confirme la condamnation pénale de Total et la notion novatrice de préjudice écologique. Les grandes pollutions ne restent plus impunies.

Le jugement du tribunal correctionnel de Paris reconnaissait déjà en 2008 la notion de préjudice écologique, largement confirmé, voire aggravé par un arrêt de 487 pages de la cour d’appel de Paris en 2010, confirmant les responsabilités pénales de Total en tant qu’affréteurs.

La chambre criminelle de la cour de cassation n’a heureusement pas suivi les conclusions hasardeuses de l’avocat général qui demandait la cassation sans renvoi de l’arrêt de la cour d’appel (ce qui revenait à l’annulation de toute la procédure) au motif fallacieux de l’incompétence des juridictions françaises. Il préconisait ainsi de tuer toute la procédure, renvoyant de manière grotesque les victimes à aller solliciter les juges de Malte, siège du pavillon de complaisance arboré par l’Erika.

Il n’y avait que l’avocat général à la cour de cassation, Didier Bocon-Gibaut, pour feindre de croire que le centre de gravité des responsabilités se trouve à Malte, et qu’en application de la convention internationale de 1982 de Montego-Bay, en cas de naufrage en pleine mer, le tribunal compétent est celui du lieu de l’immatriculation du navire…

Pour tenter d’échapper à leurs responsabilités en cas de catastrophe, les grands groupes pétroliers ont transféré leur flotte de transport vers des entités immatriculées dans des paradis fiscaux, des panaméennes ou des maltaises exotiques, dont aucun port ne pourrait d’ailleurs accueillir le moindre de ces navires géants fatigués des mers. Autant tenter de faire atterrir un Airbus A 380 sur l’aéroport de tourisme de Belle-Ile, ce qui dit la fiction de l’immatriculation.

Les réquisitions de l’avocat général étaient d’autant plus aberrantes que pour tout magistrat du parquet qui examine sa compétence, le lieu du préjudice, ici les côtes françaises, et le lieu de résidence des victimes sont parmi les critères déterminants de sa compétence. C’est comme si un maltais transportait le cadavre d’un français en France après l’avoir tué au large et que le parquet dise alors à la famille, « c’est bien regrettable, mais je suis incompétent, veuillez déposer plainte à Malte. Et d’ailleurs il m’a fallu treize ans pour découvrir l’étendue de mon incompétence.  »

La cour de cassation met en pratique un principe général du droit pénal, droit régalien par excellence : le juge pénal n’est pas tenu par les termes de montages juridiques des personnes poursuivies ; il ne suffit pas, par exemple, de mettre à la tête d’une société un gérant de paille pour échapper à la réalité de sa responsabilité. Le juge pénal restitue de manière autonome la réalité économique des faits, il n’est pas tenu par les fictions juridiques imaginées en l’espèce.

Les pavillons de complaisance sont à la marine ce que les paradis fiscaux sont à l’économie : des poisons pour nos sociétés. Que de grands groupes comme Total les utilisent, que ce soit même une pratique généralisée, en dit long sur un état de droit en triste état.

La chambre criminelle a su s’affranchir du formalisme des conventions, fussent-elles internationales ou contrats apparents pour resituer les véritables responsabilités et préjudices, cerner au plus près la réalité économique et écologique au delà des écrans de montages juridiques factices.

La cour d’appel de Paris avait confirmé la responsabilité pénale de Total pour délit de pollution, mais avait surpris en exonérant Total de la responsabilité civile tout en reconnaissant un préjudice écologique encore plus étendu que celui retenu par les premiers juges.

C’est ainsi la victoire du réalisme sur l’artifice, de la justice sur les fictions des paradis fiscaux et des pavillons de complaisance derrières lesquels se dissimulent à peine la respectabilité de grands entreprises. Jusqu’à preuve du contraire, c’est bien les côtes françaises de la Bretagne qui ont été polluées par du pétrole transporté pour le compte et le profit et sous la direction de Total. Pollueur, payeur, c’est pourtant simple.

L’avocat général avait trahi sa mission de défense de l’intérêt général, obnubilé par la lettre de conventions internationales dépassées ; il avait comme perdu la boussole de l’esprit des lois. Heureusement les juges de la Cour de cassation ont redressé la barre, évitant à la justice française d’ajouter au naufrage de l’Erika celui de sa procédure.

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