
Trois questions à… Aïda Yancy
À Rome, à l’occasion de la Eurocentralasian Lesbian *Conference 2025, Mélissa Camara rencontré Aïda Yancy, historienne et militante intersectionnelle basée à Bruxelles, particulièrement active sur les questions d’antiracisme, de genre dans le cadre de son activité de plaidoyer international et local.
Comment ton vécu de femme lesbienne racisée façonne-t-il ton engagement politique et militant ?
Mon vécu de femme lesbienne queer noire est à la base de mon engagement. C’est un peu ma confrontation face au monde qui m’a fait me rendre compte à quel point en termes politique et social, il y a une montagne de barrières devant nous. Et plus on cumule d’identités discriminées, plus la situation est précaire.
Cet engagement a été façonné d’une manière intersectionnelle, car je suis incapable de faire de l’activisme de silo. Et je me suis rendue compte que les oppressions qu’on vit sur la base de nos identités façonnent complètement nos réalités et notre accès à tout : aux soins de santé, à l’éducation, à la participation politique, à la culture.
Mon militantisme se focalise principalement sur le fait de vouloir garantir un accès universel à tous ces droits et services qui sont essentiels. Il y a notamment des obstacles légaux et sociaux à lever.
Quels espaces as-tu dû créer ou réinventer pour que ta voix soit entendue, à l’intersection du racisme, du sexisme et de l’homophobie ?
Je crois très fort aux coalitions de personnes particulièrement engagées et concernées qui ont une compréhension des enjeux intersectionnels. Souvent, créer des réseaux de solidarité aide à porter les voix minoritaires.
Dans les espaces majoritaires, on nous demande souvent de nous adapter, de lisser ou de camoufler nos combats spécifiques. Quand on prend le parti de ne rien lâcher (racisme, validisme, lesbophobie, etc) on est très vite perçu•es comme épuisant•es, jamais content•es et ramenant des positions dites « de niche » par les personnes issues des groupes majoritaires plus favorisés.
Ces réseaux de solidarité sont essentiels. Tous les espaces ne sont pas des espaces confortables, mais c’est rassurant de savoir que même si je peux être dans l’inconfort dans certains espaces, il y a des bulles dans lesquelles je peux me ressourcer et me recharger.
Face à la montée des discours réactionnaires en Europe, que réponds-tu à celles et ceux qui voudraient hiérarchiser les luttes ou invisibiliser les vécus à l’intersection des oppressions ?
Je suis historienne, et la hiérarchisation des luttes est un peu au cœur des luttes sociales. Au XIXème siècle, pendant les luttes ouvrières on disait aux féministes « on s’occupera des femmes plus tard, quand on aura vaincu le capitalisme », on a bien vu que ça ne fonctionnait pas. 150 ans plus tard, on n’a toujours pas vaincu le capitalisme et, heureusement qu’on n’a pas attendu cela pour s’attaquer au patriarcat.
Concrètement, la hiérarchie des luttes n’est jamais bénéfique que pour les groupes qui sont les plus proches de la norme. Quand on hiérarchise, on demande aux gens de faire une convergence des luttes orientée où on se dit « on a besoin de tout le monde pour faire corps, on a besoin d’être en masse ». Dans ces moments, on compte sur les personnes minorisées pour faire monter les effectifs en comptant sur le fait qu’elles sont de toute façon vulnérables et donc soit au moins un peu concernées, soit assez sensibles à la justice sociale pour s’allier. Seulement, la volonté de s’engager, et même la solidarité, ne sont pas forcément réciproques.
Par exemple, les lesbiennes ont toujours été en première ligne de tous les combats (VIH, avortement, luttes ouvrières, …), elles ont une tendance à se battre pour tout le monde. Mais ce n’est pas toujours vrai dans l’autre sens. Les féministes hétéros, on ne les trouve pas toujours dans les marches pour l’accès à la PMA, les marches contre la lesbophobie, etc. Plus les personnes sont minorisées, plus elles sont conscientes que tout est lié, que les luttes concernent tout le monde, ce n’est pas toujours le cas dans l’autre sens.
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