Casse-tête en Tunisie: qui va juger les crimes de Ben Ali et sa famille ?
Catherine Coroller, envoyée spéciale à Tunis
Beaucoup de Tunisiens veulent voir Zine el-Abidine Ben Ali, sa famille, et ceux qui ont profité de son régime, traduits devant les tribunaux. Pour les crimes qu’ils ont commis, et pour l’argent volé au pays. Parmi les manifestants réunis ce jeudi sur la place de la Kasbah de Tunis, lieu de mobilisation contre l’actuel gouvernement, certains réclamaient que l’ancien président soit jugé pour « crimes contre l’humanité ». « C’est un meurtrier, un meurtrier !», crie une femme.
Le gouvernement tunisien a demandé à Interpol l’arrestation de Ben Ali, qui est réfugié en Arabie Saoudite, afin qu’il soit jugé à Tunis. Une « mission corruption » créée par les actuels dirigeants sous la pression de la société civile, doit enquêter par ailleurs sur l’argent détourné par les Ben Ali et leur affidés.Mais, pour les avocats, sa composition fait peser des doutes sur son impartialité. Ils n’ont pas été invités à y participer, pas plus que les magistrats.
«La mission se compose d’experts-comptables et d’universitaires qui ne se sont pas distingués par leur indépendance vis-à-vis du régime Ben Ali », note un avocat.
« Il y a 1800 magistrats en Tunisie. Est-ce qu’on va confier nos droits à ces gens-là? Je dis non »
En admettant même que les scandales de l’ère Ben Ali arrivent devant les tribunaux, comment espérer qu’une magistrature, totalement aux ordres de l’ancien pouvoir, puisse instruire ces dossiers et les juger en toute impartialité? En visite en Tunisie, pour soutenir la révolution, l’ancienne magistrate Eva Joly, députée verte européenne et possible candidate à l’élection présidentielle de 2012, a rencontré des avocats, et tenté d’apporter quelques réponses. La discussion a été plus technique que politique et a illustré les difficultés auxquelles sont confrontés les Tunisiens.
A terme, il faudra ainsi réformer la justice et notamment le Conseil supérieur de la magistrature aujourd’hui présidé par le Président de la République et dont le vice-président est le ministre de la Justice. Pour l’heure, les juges tunisiens ne bénéficient pas du principe d’« inamovibilité ». S’ils déplaisent, « ils peuvent être déplacés comme des pions », observe l’ancienne magistrate. « Il est difficile d’enclencher des procédures avant que ces questions là soient réglées », ajoute-t-elle. Ce qui peut se faire rapidement.
Pour autant, la modification des conditions de nomination et de carrière des juges ne règlera pas tous les problèmes. « Il y a 1800 magistrats en Tunisie. Est-ce qu’on va confier nos droits à ces gens-là? Je dis non », déclare un avocat. « 1800 magistrats, c’est à peine la moitié de ce qu’il vous faudrait, ils ne seront pas si faciles à remplacer, vous n’avez pas de réserve toute prête », rétorque la députée. D’autres pays ont été confrontés au même problème: « L’Afrique du Sud, le Kosovo, tous les pays où il y a un changement de gouvernement s’y sont heurtés, rappelle Eva Joly. Au Kosovo, tous les magistrats ont été licenciés, un recrutement par concours a été organisé, et 1/3 des anciens magistrats ont été repris ».
Certains magistrats tunisiens seront sans doute prêts à travailler avec un autre gouvernement. Autre possibilité, ouvrir cette profession aux avocats.
Un avocat prend la parole: quel type de procédure choisir? La cour pénale internationale ou les tribunaux nationaux? « La CPI intervient à titre subsidiaire, répond Eva Joly, lorsque la justice d’un pays ne peut pas ou ne veut pas conduire une affaire.
Un autre avocat s’inquiète: « Je crains que les informations sur les gens qui ont été torturés se trouvent au ministère de l’Intérieur. Il faut sécuriser ce qu’il peut y avoir comme registres ». Certains ministères ont déjà commencé à faire le ménage.