De retour de Turquie
En perpétuel renouvellement, la société turque m’a une nouvelle fois surprise par sa réactivité aux changements qui l’animent. J’ai autant touché du doigt l’envie sociétale de débattre que la prudence des politiques à s’engager concrètement et à prendre pleinement leur part, chacun dans leur rôle, dans les débats d’idées qui traversent la Turquie d’aujourd’hui ; réconciliation avec l’Arménie, ouverture aux kurdes et processus de démocratisation, changement de constitution, agenda européen, résolution du conflit avec Chypre, etc.
A l’heure où tous les champs des possibles s’ouvrent sur une réforme en profondeur de l’état turc, j’ai été frappée par la méfiance et les rivalités politiques. Nourris des déceptions récentes de projets annoncés à grands bruits mais restés inaboutis, les partis d’opposition hésitent à prendre aux mots les annonces des institutions au pouvoir.
C’est le cas de l’ouverture sur la question kurde. L’ouverture face à la question kurde entamée en août dernier par le Premier ministre Tayip Erdogan et le Président Abdullah Gül dépasse la simple reconnaissance de droits culturels aux kurdes en s’attaquant au problème du PKK. La situation politique, tant du point de vue de l’intérieur que de l’étranger – annonce du retrait des troupes américaines en Irak-, semble particulièrement favorable à une résolution pacifique de la question kurde. J’ai donc le sentiment d’être la témoin directe d’une ouverture historique parce que crédible mais je reste persuadée qu’une solution ne sera possible que si le monde politique se détourne de sa tiédeur et oblige le gouvernement, en donnant du crédit à la sincérité de sa bonne volonté affichée, à poser des actes concrets.
Le désarmement et l’intégration des militants du PKK font l’objet de débats animés mais se traduisent enfin en une réalité tangible avec le retour d’un groupe de paix de 34 militants et combattant du PKK. Je tiens à sincèrement féliciter le gouvernement sur sa démarche et je l’encourage à pleinement consulter et informer l’ensemble de la scène politique turque. De la même manière, j’encourage l’ensemble de cette même classe politique à rejoindre ce processus de paix. L’euphorie des évènements récents ne me fait pas oublier que ce processus est fragile et complexe et qu’il sera long et difficile mais je le répète, nous n’avons pas d’autre choix que d’y croire et de le soutenir pour le voir aboutir.
Il est unanimement admis que l’ouverture démocratique ne se réalisera qu’à travers une réforme de la Constitution. La constitution actuelle, produit d’un coup d’état, ne permet pas d’exprimer la volonté démocratique prônée par le gouvernement. C’est une clé de la solution et le chantier que j’encourage les autorités turques à prioriser.
En matière de droits de l’Homme, des améliorations sont notables. Je citerai notamment les procès lancés suite au coup d’État manqué d’anciens généraux révélant l’existence de réseaux antidémocratiques («Ergenakon») soutenus par certaines franges de l’élite turque et la réforme soumettant les militaires à la justice civile.
Mais ces évolutions positives ne doivent pas faire oublier que nombre de réformes sont actuellement au point mort en Turquie et nécessitent des initiatives de la part du gouvernement. La liberté d’association, la réforme de la justice et la garantie d’indépendance des tribunaux, la réforme du droit pénal en matière de liberté d’opinion et de liberté de la presse, la réforme de l’enseignement ou encore les réformes sociales en matière d’égalité homme / femme sont à juste titre montrés du doigt par le rapport de suivi de la Commission.
Nous sommes encore loin du respect des critères de Copenhague et j’adjoins ma voix à celle de la Commission européenne qui réclame dans son rapport de suivi, une nouvelle modification de l’article 301 dans le sens d’une adéquation parfaite avec les obligations stipulées dans la Convention EDH et le respect du principe de stricte proportionnalité face à l’amende records de 2,2 milliards d’euros infligée au groupe de presse Dogan pour fraude fiscale.
A l’inverse, la Commission est moins sévère sur la situation réservée aux migrants et demandeurs d’asile en Turquie et je regrette la prudence de ses critiques. Il est absolument nécessaire que tout accord de réadmission communautaire entre l’UE et la Turquie implique une réelle évaluation de la situation qui prévaut en Turquie. Les conditions de rétention des demandeurs d’asile, l’absence totale de base légale pour leur détention et le vide juridique en matière de droit d’asile contribuent à faire de la Turquie, un pays qui n’est pas en capacité d’assumer la tâche que l’UE veut bien lui assigner.
J’ai été particulièrement marquée par l’audience du procès des assassins présumés de Hrant Dink le 12 octobre dernier. Les conséquences de cet assassinat, les conditions et les résultats de ce procès restent pour moi le marqueur de la capacité à changer de la Turquie. C’est symptomatique de la société et décisif pour la justice. Or, je n’ai pu que constater un enlisement et une paralysie du dossier. Je soutiens et salue la persévérance et la dignité de la famille de Hrant Dink qui assiste au procès pour marquer son espoir dans l’institution de la justice turque mais condamne fermement les conditions de déroulement du procès qui laissent s’exprimer les déclarations racistes et discriminatoires à l’encontre des arméniens.
A ce propos, la signature des protocoles d’accord entre la Turquie et l’Arménie marque pourtant un autre tournant historique. Là encore, il faut transformer l’essai et oser mettre toutes les questions sur la table ; des discussions sur le génocide arménien à la résolution du conflit du Haut- Karabakh.
En politique étrangère, la Turquie fait récemment office d’élève modèle. Je salue ses efforts pour la paix dans la région (ouverture à la Syrie, engagement en faveur du dialogue entre les groupes sociaux en Irak, recherche d’une solution diplomatique au problème du nucléaire iranien, etc.) et donc son rôle constructif au Moyen Orient.
Je vois cependant dans cet activisme constructif en politique étrangère un moyen également de faire comprendre à l’Union qu’au jour des discussions sur l’adhésion, le monde aura changé et l’UE pour être un acteur ambitieux et global aura besoin de l’importance géostratégique de la Turquie démocratique de demain. Actifs sur la scène internationale et décisifs dans la région, ses dirigeants sont toujours fermement décidés et engagés sur la voie de l’adhésion.
Mais dans sa relation à l’Union européenne aussi la Turquie a évolué. Engagé dans un agenda qui lui est propre, ce pays a pris conscience de lui même et de son importance géostratégique et ne se laisse plus désarçonner par les prises de position du tandem Sarkozy – Merkkel. Les étapes de l’adhésion se compliquent cependant devant la technicité des chapitres à ouvrir. La Turquie et l’UE devraient ouvrir le chapitre sur l’environnement sous Présidence suédoise, je ne peux que m’en féliciter même si cette ouverture est un recul devant le chapitre Emploi et affaires sociales. Dans la période de crise économique, il aurait été bienvenu que les autorités ne renoncent pas à la réflexion d’une loi sur les syndicats.
Je ne ferme cependant pas les yeux devant le prochain vrai obstacle dans le processus d’adhésion de la Turquie à l’UE. Car le principal problème de la Turquie en matière de «politique étrangère» pourrait bien être un problème de politique intérieure de l’UE, à savoir Chypre. Des pourparlers se poursuivent depuis près d’un an entre les communautés chypriotes et je les soutiens. Je ne vois pas dans le sommet de décembre un ultimatum pour une solution mais je mise sur la bonne volonté des négociateurs pour trouver une solution durable. Au rapport de la Commission très strict sur l’occupation turque de Chypre, le Ministre des Affaires Etrangères turque hausse le ton et fait montre de la même inflexibilité. Je me refuse à contribuer à faire monter la pression par anticipation, certes nous sommes face à une violation du contrat avec l’Union mais l’approche réaliste et proche d’une solution m’impose de faire preuve de responsabilité en soutenant sans réserve les négociations actuelles.