Éradiquer la misère, ensemble et vraiment
Il faut se rendre à l’évidence : alors que nous célébrons le 35e anniversaire de la journée mondiale de lutte contre l’extrême pauvreté et le 30e anniversaire de la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté, l’éradication de la misère n’est toujours pas une priorité politique.
Le pari porté par le père Joseph Wresinski, à l’origine de la création de ces journées internationales, était celui de la refondation de nos sociétés à partir de l’expérience vécue par les personnes en situation d’exclusion, car nulle société ne peut se revendiquer des droits humains et de la démocratie sans que chacune et chacun puisse enfin y prendre toute sa place. Malgré les engagements à tous niveaux, du local à l’international, à lutter contre la pauvreté, malgré l’adage « ne laisser personne de côté » adopté par l’Union européenne, cet objectif majeur reste aujourd’hui encore périphérique.
À qui la faute ? Certainement pas à celles et ceux qui, n’ayant de cesse d’être stigmatisé·e·s, méprisé·e·s, et écrasé·e·s, plaident encore et encore pour que les droits qui leur ont pourtant été reconnus soient enfin respectés. Non plus à celles et eux qui, malgré une discrimination systémique, vivent chaque jour debout avec un courage et une détermination qui pourraient, qui devraient, inspirer le reste de la société.
Certainement pas la faute, non plus, de celles et ceux qui, inlassablement et depuis longtemps déjà, documentent la pauvreté, cherchent à déconstruire les clichés, font inscrire dans la loi française le délit de pauvrophobie ou accompagnent, chaque jour, les personnes qui sont en situation d’exclusion. Non, la faute pèse plutôt sur une classe politique qui prétend inlassablement agir pour le bien de toutes et tous et qui, en réalité, n’agit que pour quelques-un·e·s.
J’emprunte ici les mots d’Aye Aye Win, présidente du comité international 17 octobre, qui rappelle que :
« L’extrême pauvreté n’est pas un échec personnel, mais un échec collectif de lois, de politiques et d’actions injustes qui privent les gens de leur dignité et permettent à l’extrême pauvreté de persister. En regardant vers l’avenir, nous devons transformer les relations de pouvoir inégales et les systèmes injustes. Nous devons comprendre la pauvreté dans toutes ses complexités et aller au-delà des mesures purement monétaires et de privation de la pauvreté pour inclure les dimensions cachées, les dimensions relationnelles – la stigmatisation, la honte, les mauvais traitements institutionnels qui causent des souffrances au corps et à l’esprit des plus pauvres de nos sociétés. Pour être efficaces dans les stratégies d’éradication de la pauvreté, nous devons (…) aller au-delà de l’écoute de ceux qui vivent dans la pauvreté et nous assurer qu’ils deviennent de véritables partenaires dans le développement – où leurs contributions sont valorisées, où ils ont leur place au sein des équipes de recherche et là où les décisions sont prises. Ils doivent participer à la conception, au suivi et à l’évaluation des politiques qui touchent directement leur vie. Ce n’est qu’alors que nous aurons des stratégies d’éradication de la pauvreté qui profiteront à ceux qui ont été laissés pour compte. »
2022 restera une année sombre dans la lutte contre la pauvreté. Partout, l’inflation atteint des sommets et, selon la Banque Mondiale, « la pandémie a fait basculer près de 70 millions de personnes dans l’extrême pauvreté en 2020 ». C’est la plus forte augmentation annuelle depuis 1990 et le début du suivi des chiffres de la pauvreté. L’extrême pauvreté progresse, elle aussi, puisque les personnes les plus pauvres ont payé « le plus lourd tribut à la pandémie » : les revenus des 40% les plus pauvres ont diminué deux fois plus que ceux des 20% les plus riches. L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine a entraîné de nouvelles secousses et impulsé une crise énergétique et alimentaire mondiale.
Au Brésil, la crise sanitaire a plongé, depuis 2020, des millions de personnes dans une « grave insécurité alimentaire » et l’extrême pauvreté atteint des niveaux records. En Afrique de l’Ouest, les États font face à « la pire crise alimentaire et nutritionnelle depuis dix ans », selon le Programme alimentaire mondial (PAM). En Asie du Sud-Est, l’extrême pauvreté a augmenté de 63% en seulement deux ans. Les chiffres donnent le tournis. Les experts le savent, l’objectif des Nations unies d’éliminer la faim d’ici 2030 semble aujourd’hui hors d’atteinte.
L’Europe n’est pas épargnée. Le nombre de SDF a augmenté de 70% depuis 2012. En 2021, 95,4 millions de personnes dans l’Union européenne, soit 21,7% de la population, étaient menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale. En France, 9 millions de personnes vivent actuellement sous le seuil de pauvreté. La liste de chiffres dépeignant cette réalité glaçante pourrait être encore longue… Le capitalisme mondialisé ne tient aucune de ses promesses : les inégalités augmentent, l’extrême pauvreté progresse à nouveau.
Prenons le cas de la lutte contre la précarité énergétique, sujet central du débat politique en Europe en cette rentrée 2022. En France, le gouvernement s’illustre par son inaction face à la crise, refusant, par exemple, de taxer les superprofits et proposant plutôt de porter des cols roulés… Les discours visant à stigmatiser les personnes en situation de pauvreté, jugées responsables de leur sort, reprennent de la force, à l’aube d’un hiver qui sera particulièrement dur. Ces discours ne sont pas nouveaux : des débats sur l’utilisation des chèques de rentrée à ceux sur les fraudes aux allocations chômage, ils permettent de justifier, encore et toujours, les échecs des gouvernements successifs à éradiquer la pauvreté en en faisant reposer la responsabilité sur les personnes les plus pauvres. Nous devons continuer à imposer le droit, et les droits, face à ceux qui brandissent le drapeau de l’argent. Nous devons imposer la reconnaissance et l’inscription dans la loi d’un droit à l’énergie, à couvrir ses besoins de subsistance à un prix abordable voire gratuit, d’une énergie saine, qui ne nuise ni à la santé humaine ni aux écosystèmes.
Nous sommes tous responsables. Celles et ceux qui portent à bout de bras un modèle où le profit passe avant l’être humain et la nature, bien sûr, le capitalisme débridé, la finance sauvage, mais pas uniquement. Nous avons trop souvent déserté le terrain de la lutte contre l’exclusion. Depuis trop longtemps, nous avons considéré qu’être de gauche procurait une forme de drapeau d’immunité face à la persistance de la misère, sans pour autant mettre au cœur de l’élaboration de nos propositions celles et ceux qui vivent en situation de pauvreté. De par leur expérience, elles et eux ont, pourtant, tant à nous apprendre, dans le domaine de la lutte contre la misère comme dans toutes les autres dimensions de notre vie collective.
Je veux ici dire haut et fort qu’une société qui ne se construit pas pour, mais aussi et surtout AVEC les plus exclu.e.s, n’est pas une société de justice et d’harmonie. Nous devons tout changer.
Pour éradiquer la misère, nous devons :
- Intégrer les personnes en situation de pauvreté à tous les processus d’élaboration des lois et programmes européens ;
- Rendre automatique l’évaluation de toute nouvelle directive, règlement, loi nationale et/ou politique publique à l’aune de leur impact sur les 10% les plus pauvres de la population. Cela doit concerner les textes législatifs et politiques sur les questions sociales et d’accès aux droits, mais également sur les questions environnementales et climatiques, économiques et d’aménagement;
- Enfin, nous demandons de reconnaître dans le droit européen la discrimination socio-économique, tout comme la “pauvrophobie” a été reconnue en France comme un délit (inégalités d’accès au soin ou à la culture, discriminations à la location d’un logement ou à l’embauche basée sur l’origine sociale des candidats…) : la pauvreté est multi-dimensionnelle et les politiques publiques qui la combattent doivent prendre en compte cette multidimensionnalité.
Ensemble, mettons fin à l’exclusion.
L’intervention de Marie Toussaint :
La réponse de Marie Toussaint à l’interpellation d’un élu d’extrême droite :
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