Dany et Socrate : Dialogue sur l’Europe

13 février 2012
Le 9 février 2012, l’université Kapodistrian d’Athènes a attribué le titre de docteur Honoris Causa à Daniel Cohn-Bendit pour son soutien indéfectible à la Grèce durant la récente crise financière. Pour l’occasion, le député européen a rédigé un discours dans lequel il imagine – pas moins – qu’il dialogue avec Socrate !
« Cet après-midi, en me promenant dans les jardins de votre université, j’ai fait une rencontre plutôt extraordinaire, pour ne pas dire hallucinante! Figurez-vous que je me suis retrouvé nez à nez avec l’un de vos très lointains ancêtres dont la renommée internationale n’est pas à démontrer. Cette figure clé du cheminement de la pensée européenne n’était autre que Socrate !
En me voyant, le voilà qui me prend par le bras et engage la conversation comme si nous nous étions de vieux amis ».

Socrate : « Dany, pourrais-tu me dire à quoi rime cette agitation qui a cours en Europe ? Vu de l’extérieur, j’ai l’impression quelle s’apparente plus à la pagaille d’un mouvement de panique qu’à la frénésie qui s’empare d’une foule enthousiasmée. »

Dany : « Mon cher Socrate, tu n’ignores sans doute pas que l’Union européenne traverse une crise sans précédent depuis sa création ? Peut-être as-tu eu vent du déferlement qui a suivi la crise des subprimes aux Etats-Unis avec la faillite en 2008 de la banque d’investissement « Lehman Brothers » talonnée par une déflagration mondiale aux niveaux de la finance et pour ne rien gâcher de l’économie ? »

Socrate : « Bien sûr ! Mais j’entends dire que mon pays, la Grèce, est tenue pour responsable de l’effondrement de la monnaie unique et qu’elle aurait précipité ses partenaires dans le gouffre. En même temps j’avoue ne pas avoir compris pourquoi les chefs d’Etat et de gouvernement européens ont attendu plus de deux ans avant de réagir. Tu pourras certainement m’aider à trouver la vérité de cette crise. »

Dany : « Mon cher ami, tu auras sans doute appris qu’après toi, d’autres philosophes ont clamé le « désenchantement du monde ». La vérité métaphysique qui t’était si chère n’a pas résisté aux chocs de pensées extrêmement corrosives vis-à-vis des « arrière-mondes » pour paraphraser ton « ennemi » Friedrich Nietzsche. Il faudra donc te satisfaire d’une maïeutique revisitée et d’une vérité qui, au fil des âges, est devenue complexe. Un peu comme toi quand tu forçais à la réflexion avec ton « Je sais ne rien savoir », j’ai envie de te dire que la vérité de cette crise qui ébranle les fondements de la construction européenne, c’est l’absence d’une seule vérité. En d’autres mots, la vérité de cette crise c’est sa plurivocité.

Nos sociétés ont connu des mutations extrêmement rapides qu’elles n’ont pas toujours su gérer. Le mode de développement des pays industriels avancés nous a permis d’atteindre un niveau de vie globalement élevé mais au détriment des pays pauvres, de notre écosystème et de l’égalitarisme. Pendant plusieurs siècles, nous avons mené la marche du monde pour le meilleur mais aussi pour le pire.

Aujourd’hui, nous avons atteint un état critique. La bataille contre les inégalités et la pauvreté est loin d’être gagnée. Désormais, le mot crise se décline de diverses façons et simultanément. Crises des ressources énergétiques, alimentaires, hydriques, crise climatique, crises financière, économique et sociale, crise de légitimité… Ces crises devenues inextricables ont, à des degrés divers, précipité l’Union européenne là où elle se trouve actuellement. »

Socrate : « J’ai toutefois entendu dire que parmi ces crises, le problème de la dégradation climatique pesait sur la survie même de la planète. Dès lors, comment expliquer que l’Union européenne ne soit pas à la pointe de l’économie verte et que ce soit notamment la Chine qui mène le bal ?

Technologies de pointe dans le secteur des énergies et de l’environnement, investissements massifs dans les renouvelables, économies d’énergie, véhicules électriques, développement durable et gestion responsable des déchets… Après des années de destruction du capital environnemental et sous le poids des catastrophes climatiques, les dirigeants chinois semblent avoir compris l’intérêt de l’écologie pour assurer la durabilité de leur développement et le développement lui-même. Le totalitarisme aidant, cela peut donc aller assez vite!

De leur côté, les Européens, dépassés par les événements, ont plutôt tendance à opposer croissance et écologie. Imagine-toi que chez nous en Grèce, on croit répondre à la crise en supprimant les programmes destinés à la protection de l’environnement ! Essaie d’y comprendre quelque chose! Au lieu de rebondir en investissant dans le développement durable et le savoir, les Européens semblent résolus à subir une récession qui pourrait faire imploser leur Union. Ceci m’afflige d’autant plus qu’ils ont été précurseurs du principe de précaution et parmi les premiers à tirer la sonnette d’alarme sur la dégradation climatique! « 

Dany : « Ta perspicacité me désarçonne. Tu as compris deux choses fondamentales.
La première, c’est qu’il est totalement artificiel d’isoler les crises et qu’en disséquant la réalité de la sorte, on échoue dans la recherche de solutions. Ainsi si nous n’admettons pas le rapport entre les problèmes économiques et les problèmes écologiques, nous passons à côté du bon diagnostic et par conséquent du remède. Comme tu l’as fait remarquer, les Européens donnent l’impression de courir à contre sens. Au lieu de s’allier pour défendre leurs intérêts dans le monde ainsi que les valeurs sur lesquelles reposent l’Union européenne, nos Etats battent en retrait.

Aujourd’hui, la raison d’être de l’Union européenne, c’est de rendre possible l’action politique dans ce nouveau siècle avec, à l’esprit, les idées directrices de la démocratie et de la justice sociale parmi ses moments essentiels! Il serait naïf de croire que l’inertie garantirait au moins le statu quo. L’inaction en politique a ceci de terrifiant, c’est que non seulement elle ne permet pas de progresser mais qu’en plus elle conduit à la perte des acquis.

On nous dit que l’Europe, ce n’est pas l’Amérique et que l’idée fédéraliste des Etats-Unis d’Europe est absurde. On nous dit que l’avènement d’un espace public européen est une chimère, que les citoyens européens sont avant tout Grecs, Italiens, Français, Suédois etc. Moi, je crois au contraire que l’aberration c’est d’essayer de figer les individus dans une identité univoque. En tout cas, ce qui est clair, c’est que jamais les Etats européens n’ont su s’adonner complètement à cette expérience de la complexité que représente le partage de souveraineté. Je ne dis pas que c’est facile! Je ne prétends pas non plus que du jour au lendemain nous aurons atteint la maturité politique nous permettant d’engager des politiques responsables et en empathie avec le genre humain! Mais nous devons absolument dépasser cette réalité européenne de 27 – Et depuis peu 28- gouvernements qui bricolent des trucs ensemble.

Actuellement, La réalité européenne, ce sont des leaders qui se relaient au rythme d’échéances électorales nationales… La réalité européenne, c’est qu’on y pense quand ça va mal et qu’on arrive même à lui attribuer des responsabilités qu’elle n’a pas. La réalité européenne, c’est donc aussi un halo de croyances et de superstitions!!…

Te rends-tu compte, mon cher Socrate, que malgré la masse critique atteinte par l’Union européenne après ses « élargissements » successifs, les Etats qui la composent continuent de se penser comme de petites économies ouvertes en compétition les unes avec les autres. ? Parce qu’ils entretiennent, au niveau individuel comme au niveau collectif, la grande illusion d’une souveraineté absolue, d’une histoire héroïque et d’une destinée nationale, ils sont incapables de voir le demi-milliard d’habitants, le continent richissime, le premier marché mondial et la grande économie résiliente qu’ils constituent tous ensemble. Le « beau mensonge » de l’autochtone que tu décris dans ta « République » fonctionne malheureusement tellement bien qu’il est presque impossible de s’en défaire une fois qu’il a pénétré les cœurs et les esprits. Alors je m’interroge : par quoi pouvons-nous remplacer ce beau mensonge qui ne fonctionne plus ? Et surtout, comment ? Le référentiel guerre/paix existe toujours, mais il faiblit… Quelle belle histoire européenne pouvons-nous invoquer ? Quel nouveau mythe d’Europe ? Quelle narrative comme disent les anglo-saxons ? Ou bien devons-nous faire appel à la raison désenchantée et à la maturité démocratique de nos sociétés européennes ? Je n’ai pas encore la réponse – je dois avouer, que là pour le coup, je suis ton disciple, cher Socrate : « Je sais que je n’en sais rien » !

La seconde chose essentielle que tu as mise en avant et que les gouvernements européens semblent perdre de vue, c’est de veiller à la croissance et à l’emploi, bref au bien-être de leurs administrés.

Certains sociologues prétendent que l’Europe serait la seule civilisation à s’être émancipée de la religion alors qu’ils ont eux-mêmes le nez sur les pratiques confessionnelles établies. Les choses ne sont pas si simples car l’Europe a au moins laissé ses monothéismes historiques et leur clergé se recycler dans d’autres fonctions oraculaires. Nos économistes sont aussi « clairvoyants » que la pythie de ton temps et leur parole aussi respectée. Je reste toujours perplexe devant l’obstination avec laquelle dirigeants, conseillers et commentateurs refusent de prendre la mesure du réel et de l’échec des politiques qu’ils ont suivies jusqu’ici. Ce modèle de développement a fait son temps, le compromis néolibéral de la mondialisation a touché ses limites. A présent, personne ne pourra nier l’exigence de discipline budgétaire pour réduire l’endettement exorbitant des Etats. Ceci ne doit cependant pas nous faire oublier que l’endettement provient d’abord de la mutualisation des pertes accumulées par le système financier depuis 2007. Autrement dit d’un transfert inavouable de responsabilité vers les citoyens des pays concernés. Désormais, pour le meilleur ou le pire, les politiques de rigueur contraignantes sont devenues incontournables si nous espérons assainir durablement nos économies. Néanmoins, sans politiques proactives d’investissements massifs dans la transformation de ce modèle dépassé, nous ne sortirons pas de la crise. La restructuration de nos économies est devenue une ardente nécessité: un marché obligataire européen notamment pourrait en assurer le financement.

Par ailleurs, comme l’ont compris entre autres les Chinois et quelques pays Européens (dont l’Allemagne de la coalition socialiste-verte avec sa proposition de sortie du nucléaire) l’économie verte représente une opportunité réelle pour relancer une autre forme de croissance et créer des emplois.

Je ne le répèterai jamais assez fort, l’austérité seule ne permet aucune croissance durable. Celle-ci implique également la capacité de contenir et de réduire tant la pauvreté que les inégalités. Socrate, te rends-tu compte des dégâts de cette « religion »? Dans un pays comme la France, on invoque la croissance comme la manne céleste octroyée par des marchés omniscients et omnipotents en récompense des efforts de la nation. L’éthique protestante s’est laïcisée, mais le discours n’a rien de neuf. Et pourtant, entre 1974 et 2005, malgré la « crise » et une croissance « molle » -c’est à dire moindre que celle enregistrée auparavant-, la richesse nationale française a doublé. 100% de croissance en 30 ans. Mais sur la même période, le nombre de chômeurs a explosé et le nombre de pauvres n’a jamais reculé. Au contraire, il a même légèrement augmenté. Tout responsable politique est censé savoir que les coupes budgétaires s’attaquant sans discernement aux secteurs de la santé, de l’éducation, du logement et de la protection sociale en général, constituent une bombe à retardement. Mais, en période de crise et sans gouvernance mondiale pour atténuer la pression des marchés, le discernement fait régulièrement défaut.

Au lieu d’affronter le problème réel que constitue le modèle économique qui a dominé jusqu’ici, les leaders mondiaux préfèrent le plus souvent réduire le champ des droits et des acquis sociaux en utilisant pour prétexte la compétitivité. Or, comme l’ont compris les entreprises qui marchent en Europe, la compétitivité se joue principalement sur le terrain de l’innovation et de la haute qualité tant des produits que des services. Dans la mesure où, à l’inverse des Etats-Unis, nous ne sommes pas en pointe dans le secteur de l’économie de la connaissance, il serait fâcheux de louper la filière industrielle de « l’excellence ». La logique sacrificielle est en fait un simulacre de solution. Non seulement parce qu’elle s’émancipe du principe de justice sociale mais également parce qu’elle constitue un mauvais calcul économique. En réduisant la protection sociale, on détruit tout simplement le patrimoine « immunitaire » d’une économie puisqu’on la prive des moyens lui permettant d’encaisser les chocs en période crise. 600 000 enfants pauvres de plus rien qu’en Angleterre d’ici 2013. Des pauvres toujours plus pauvres ! C’est ça notre idéal de société ?!!! Nous avons tout à perdre d’une vision fataliste des marchés qui aboutit à des comportements économiques violents et à la détresse des sociétés ».

Socrate : « En un sens, c’est un peu la logique qui a prévalu à l’égard de mon pays. Je n’entends nullement minimiser sa gestion catastrophique, l’entrée frauduleuse dans l’euro, les pratiques clientélistes qui le gangrènent, le poids démesuré et archaïque de l’Eglise orthodoxe, l’incroyable évasion fiscale ou encore un nationalisme « déplacé » qui se traduit par un budget militaire aberrant – le plus élevé en Europe proportionnellement au PIB…

Oui la société grecque doit changer et revoir les privilèges octroyés à des catégories de citoyens qu’il s’agisse des prêtres, des armateurs, des promoteurs immobiliers, des membres de grandes familles, etc. Oui il serait suicidaire que ce pays continue à s’endetter irrémédiablement sans que personne ne s’en émeuve. Mais après des années de laxisme tant des Grecs que des autres pays européens, chercher à lui imposer une cure brutale d’austérité sans aucune perspective d’avenir ni plan d’investissements pour se redresser, cela ressemble plus à une punition qu’à une main tendue pour s’en sortir.

Dany : « Une fois de plus, ce que tu dis est totalement juste. L’adhésion de la population grecque à un projet d’assainissement de ses finances publiques et de ses pratiques sans plans de relance est illusoire. D’autant plus que pendant des années les partis politiques se sont construits sur des abus au détriment de la « res publica ».

Quand la Grèce a intégré la Communauté économique européenne en 1981, elle sortait à peine de la dictature des colonels, dont elle portait – et porte encore – certains des stigmates. L’arrivée au pouvoir, en 1980, d’Andreas Papandreou a permis un premier pas vers l’abolition des « castes » mais également vers l’installation durable du pays dans clientélisme. Autant que toi et moi, les Grecs savent que la partitocratie qui a prospéré sur la corruption et le clientélisme est une véritable ruine pour le pays! La cohabitation tripartite issue des derniers épisodes rocambolesques de la politique intérieure n’offre aucune perspective convaincante. A l’exception de quelques-uns, il semble que les luttes intestines de pouvoir demeurent la préoccupation principale de la caste politique. Des réformes structurelles majeures sont attendues en Grèce… On est dès lors en droit de se demander pourquoi le clergé, rémunéré par l’Etat et dont le poids économique est important, ne paie toujours pas d’impôt ? Est-ce parce la constitution reste placée sous le signe de la Sainte Trinité? Comment comprendre l’absence d’initiative tant grecque qu’européenne pour régler le problème chypriote et proposer un scénario de démilitarisation turco-grec ? Evidemment pour certains pays, les fantasmes sur la Turquie permettent de renflouer les caisses en vendant leurs équipements de guerre. Chars, hélicoptères, frégates, sous-marins … Autant de bénéfices pour les industries militaires essentiellement françaises et allemandes… Autant de trous dans les caisses de l’Etat grec.

En tout cas, nous devons bien comprendre qu’au-delà des égarements des uns et des autres, si la propagation de la crise grecque à la zone euro a pu atteindre une telle ampleur c’est parce que les Etats européens ont manqué de cohésion minant ainsi notre crédibilité aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Europe.

Socrate : « Par conséquent, si je comprends bien tes propos, ce que les Européens sont en train de payer cher, c’est l’absence d’Europe et en particulier de solidarité ? Tous ces discours contre l’ingérence de l’union européenne dans la vie des Etats avides de souveraineté nationale seraient en fait des « solutions à base de ciguë » pour les Européens ? Le stato-souverainisme serait-il en phase de devenir une nouvelle religion d’Etat?

Dany : « Mon cher Socrate, tu ne pouvais pas mieux traduire mes pensées. Même si je n’ai jamais cédé à la tentation d’avoir un maître, je suis forcé de reconnaître ton immense talent. Il est souvent difficile de trouver une cohérence politique aux gesticulations des chefs d’Etat et de gouvernement sur l’Union européenne. Quand les premiers signes préoccupants arrivaient de Grèce, Angela Merkel s’occupait surtout des élections régionales et les autres de leurs « affaires intérieures ». La contamination, elle, ne s’est pas laissé attendre. Trop peu trop tard – toutes les mesures finalement arrachées à l’urgence d’une situation catastrophique n’ont été que de courts répits avant la vague suivante. La non-politique intergouvernementale européenne est à bout de souffle. L’absence de solidarité finira par plomber nos économies en effritant notamment le marché intérieur. Les tentations protectionnistes sont autant de « lignes Maginot » pour masquer la perte de contrôle. Le protectionnisme qui a succédé à la Grande dépression de 1929 a montré que la rage de se sauver seul finit par se retourner contre elle-même. Il n’y a de protection que dans la réponse commune aux défis communs.

Quand les grands pays européens rechignent à aider leurs partenaires en difficulté, l’euro prend des claques, les agences de notation revoient les côtes à la baisse et le taux d’emprunt pour les pays européens monte. C’est pile l’inverse de ce qui se passe pour d’autres pays pourtant plus endettés tels que le Japon ou les Etats-Unis. Sans parler de la faible crédibilité des Européens en matière de discipline budgétaire. Seuls le Luxembourg, la Finlande et l’Estonie respectent à ce jour les critères de zone euro. Il n’y a pas si longtemps, en enfreignant le pacte de stabilité sans être sanctionnées, la France et l’Allemagne ont montré que les règles soi-disant strictes de l’Union européenne n’étaient pas infaillibles. Il n’en fallait pas plus pour miner la confiance des marchés. Une norme, par définition, ne peut être « facultative ». Sans législation contraignante, la survie de la monnaie unique est tout bonnement impossible. Quant au pacte budgétaire finalisé par le Conseil européen du 31 janvier, en plus d’être inutile, il reste suspendu aux aléas de sa ratification par les Etats européens… Un coup de théâtre en somme!!

La crise grecque comme la crise de l’euro s’inscrivent donc dans une zone de turbulence d’envergure mondiale et sont les produits de l’inconsistance européenne. Autrement dit, si la crise de la zone euro a pu atteindre une telle radicalité, c’est avant tout parce que nous avons refusé de voir dès la création de la monnaie unique qu’elle n’avait aucune chance de survie sans gouvernement économique, fiscal et budgétaire commun.»

Socrate : « Mais si la crise que traversent les Européens est le produit de cette Europe gouvernée par les Etats-Nations où les institutions chargées de notre intérêt commun occupe le second rôle, on peut légitimement penser qu’en renforçant l’Europe communautaire on améliore le sort de ses Etats. L’inverse, n’étant pas possible. L’Union européenne est donc devenue la condition de possibilité d’une action politique dans le monde du XXI siècle. Elle seule serait en mesure d’orienter politiquement la mondialisation économico-financière vers un développement universel socialement et écologiquement soutenable. « 

Dany : « Tu as tout saisi. La mondialisation appartient désormais à notre réalité et s’immisce dans le quotidien de chacun. Je dirai même qu’elle est notre réalité – ce qui ne veut pas dire que nous n’avons aucun pouvoir d’influencer la manière dont elle se propage et nous affecte. Certains esprits agités te diront qu’une « démondialisation » est possible et que le retour à la terre ferme de l’Etat-Nation constitue le seul salut pour les Européens. Autant te dire que cette solution n’est ni possible ni souhaitable. Comme l’ont répété plusieurs de tes éminents homologues, l’homme n’existe que parce qu’il « se réalise ». C’est précisément ce que cherchent à empêcher les populistes de tous bords, les imposteurs de la politique, les eurosceptiques stériles, bref les faussaires en tout genre. A des degrés certes divers, les idéologies totalitaires, les projets de société bâtis sur la peur et l’exclusion de l’autre, les soi-disant plans B de la politique, le mythe d’un monde « démondialisé » -et je ne sais quoi encore- sont autant de stratagèmes de « déréalisation » qui entravent l’épanouissement des sociétés et des individus. Il s’agit d’un rapt de l’imaginaire et d’une démission du monde. Ces manœuvres de mise en échec ne peuvent avoir comme issue que l’impuissance.

Dès lors, dire que la mondialisation constitue notre réalité c’est tout d’abord refuser les « stratégies d’évitement » qui nous feraient perdre prise sur la réalité. Ensuite, c’est trouver les instruments nous permettant d’intervenir dans le monde et de nous y reconnaître.

La mise en branle de la construction européenne a permis une évolution historique remarquable à travers la réconciliation et la création sans violence ni hégémonie d’une entité inédite qui a forcé les Européens à expérimenter de nouveaux modes de gouverner. Après plusieurs décennies de prospérité dans un climat de paix, cette construction est gravement menacée : la solidarité éclate en morceaux, la précarité s’installe, l’avenir des Européens s’assombrit…

Personne ne cherche à dévaloriser le rôle qu’a pu jouer l’Etat-nation. Il fut incontestablement une réponse efficace à un moment donné de l’histoire européenne. Mais aujourd’hui la mondialisation et l’interdépendance qu’elle induit ont irrémédiablement rendu caduc son pouvoir de maîtriser son propre destin. Alors Comment ne pas être consterné face au refus des Etats d’élargir drastiquement le champ des compétences de l’Union européenne seule capable d’intervenir de manière effective dans le monde d’aujourd’hui. Combien de temps vont-ils rester accrochés à cette coquille vide que représente désormais la souveraineté nationale ?

Socrate: « A t’entendre, les Européens semblent renouer avec leurs ancêtres stoïciens! Comme tu le sais, j’ai eu la chance de vivre à l’époque de la démocratie athénienne. Mais pour mes successeurs de la période hellénistique, l’épanouissement dans la Cité devint pratiquement inaccessible en raison des changements de contexte sociopolitique. C’est alors qu’ils se réfugièrent dans une pensée repliée sur elle-même. Cette posture de renoncement est admirablement résumée par l’un de mes plus illustres successeurs, à savoir; Hegel. Dans sa « Phénoménologie de l’esprit », il dit à juste titre de la conscience stoïcienne qu’elle prétend être « libre aussi bien sur le trône que dans les chaînes ». Autrement dit, ne pouvant plus s’inscrire ni se reconnaître dans le monde concret, le stoïcien se vit dans l’abstraction. Sa condition matérielle ne l’atteint plus, il a « quitté » ce « bas monde». »

Dany: « Ton analogie est juste. Faute de gouvernance mondiale, les Nations européennes sont dépossédées de leur pouvoir d’agir sur la réalité et sont en phase de perdre leur autonomie politique. Sous cet angle, tu comprendras donc que la réponse européenne prend quasiment une tournure existentielle pour ne pas dire vitale. C’est dans une certaine mesure de ce mal diffus que le monde politique souffre le plus aujourd’hui. En effet, la politique moderne, née dans la redécouverte de tes leçons et de celles de tes contemporains par des Européens en pleine renaissance a ouvert le champ des possibles : « puisque ce qui est pourrait aussi ne pas être », comme le disait Leibniz, alors il pourrait tout à fait être autrement… C’est à dire « mieux ». L’action politique en découle. »

Socrate : « Dany, je te rejoins absolument sur ce point. La valeur de la politique se mesure aussi à sa faculté d’anticipation. Au lieu de subir les choses et d’y opposer une force de réaction, les politiques doivent s’engager à civiliser les rapports de force et à ouvrir l’horizon des mondes possibles dans la plus grande publicité. L’action politique prend tout son sens quand elle s’exerce sur le réel avec l’objectif avoué de le transformer en quelque chose de plus conforme à une certaine idée du bien. Un idéal en quelque sorte à l’image de mon roi-philosophe. Mais lorsque le cadre de référence est dépassé, que la perception du réel n’est plus juste, l’action politique tourne à vide. L’essence même de la démocratie, c’est à dire la parole publique, s’épuise alors dans le bavardage qu’on appelle « communication » ou dans le mensonge qu’on appelle « démagogie ». La crise morale s’épanouit et à mesure que s’épuisent le sens et l’honnêteté, le désespoir emporte les hommes.

A travers l’aventure européenne, les Européens ont au moins démontré leur capacité à changer le cours des choses. Comme tu l’expliquais, en se réconciliant ils ont rendu possible cette union libre d’états inédite qui a su donner corps à la réunification et ouvrir leurs horizons du Rhin à l’Oder voire jusqu’au Bosphore – même si cette perspective s’estompe petit à petit, en dépit du bon sens! J’ai l’impression que nous avons perdu cette force de l’ouverture à l’autre pour la remplacer par une rétraction désintégratrice. C’est ainsi qu’on en arrive à voir germer les idées les plus farfelues: celle du Consul romain « débarquant » de Berlin pour discipliner la Grèce en fait partie. « 

Dany: « Socrate, comme moi, tu as donc compris qu’à force de retarder le saut vers une intégration majeure, les Européens réduisent drastiquement leurs possibilités d’intervenir sur le monde. Sans une mutation post-nationale radicale leur permettant de réguler les évolutions planétaires, il n’est pas incongru de penser que l’UE puisse entamer une phase de déclin et devenir une curiosité d’un autre âge. Trop souvent, nous oublions le poids de l’irréversibilité. La crise climatique en est l’incarnation la plus criante. Elle nous a directement confrontés à la restriction opérant sur nos choix de développements pour éviter d’hypothéquer les générations futures.

Si la politique nationale perd fréquemment de vue l’espace européen, elle semble également se satisfaire d’une temporalité incomplète. En effet, le court-termisme prévaut souvent. Un court-termisme indissociable de la course à la performance électorale. Rien d’étonnant dès lors si l’échelon national échoue à produire des politiques d’envergure et que l’Europe finit par prendre la forme d’une figure expiatoire.

Socrate, mon ami, je pense que ce cheminement nous a permis de comprendre que la complexité était un antidote à l’enfermement dans des idéologies monolithiques et qu’elle enrichissait nos approches du monde. Notre responsabilité est collective dans le choix des « mondes » possibles. Comme moi, je suis sûr que tu partages cette idée de l’ « utopie plausible » que constitue le projet européen. Cette utopie est essentielle car elle nous permet de refuser le fatalisme et d’affronter le futur. Autrement dit de nous réaliser et de nous reconnaître dans ce nouveau siècle.

Socrate: « Ton enthousiasme me plaît et me fait comprendre que c’est à nous, citoyens européens de Grèce de reconquérir l’espace public et démocratique. Notre société a besoin d’un mouvement réformateur résolu s’attaquant aux dysfonctionnements qui ont conduit mon pays au bord du gouffre. Je proposerais aux Européens un « pacte pour le futur ». La première étape serait d’ouvrir un débat public en Grèce, le plus largement possible, afin de discuter des réformes indispensables et souhaitables. Cela impliquera évidemment de faire sauter toute une série de tabous prégnants comme le nombre exorbitant de fonctionnaires résultant du clientélisme et parmi lesquels on retrouve les prêtres et les militaires. Autant dire que le désarmement idéologique vis-à-vis des Turcs, en conduisant à une réduction drastique des dépenses militaires, serait une bouffée d’oxygène pour le budget de l’Etat! De son côté, l’Europe devrait réaffirmer ses engagements garantissant notre intégrité territoriale et mettre sur pied un plan d’investissements pour un développement durable et l’autonomie énergétique de la Grèce. Je pense que nous avons atteint une certaine maturité politique nous permettant de comprendre qu’il n’y aura pas d’homme providentiel pour sauver le pays. Autant que l’échec, la solution sera collective ou ne sera pas… L’idéal démocratique athénien a constitué longtemps le cœur de la civilisation grecque. Ton utopie européenne ne restera plausible que si l’effort qui nous est demandé est partagé et équitable. Je souhaite terminer ce périple réflexif par un enseignement de ton vieil ami Cornelius Castoriadis qui disait la chose suivante: « La démocratie comme régime est à la fois le régime qui essaie de réaliser autant que faire se peut, l’autonomie individuelle et collective ainsi que le bien commun tel qu’il est conçu par la collectivité concernée. » Et bien Dany, nous en Grèce, nous devons réapprendre à penser et à concevoir le bien commun. »

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