La « chute du mur » à Tunis
La décolonisation des années cinquante avait mis en place dans chacun de ces pays une oligarchie partidaire fondée sur la légitimité acquise au départ par son action dans le processus d’émancipation nationale.
Ce pouvoir confisqué a ramené les enjeux politiques nationaux à un jeu de rôle au sein d’une structure restreinte de dirigeants, au fonctionnement clanique autour d’un « Chef d’Etat », qu’il soit monarque comme le roi du Maroc, ou « républicain » comme Bourguiba puis Ben Ali en Tunisie, de Ben Bella jusqu’à Bouteflika en Algérie ou de Nasser jusqu’à Moubarak en Egypte, sans oublier la variante cauchemardesque de la dictature militaire libyenne de Khadafi. Un solide système répressif contrôlé au plus près par les proches affidés est la clef de voûte qui a maintenu ces régimes totalitaires en place.
Ces régimes sont totalitaires au sens où la « totalité » de l’espace public, économique, judiciaire et politique, devait absolument être maîtrisé par les jeux d’influence de l’oligarchie au sommet. Cette structure du pouvoir au sein des sociétés d’Afrique du Nord renvoie d’ailleurs exactement à celle qui a dominé les pays d’Europe de l’Est pendant plusieurs décennies au sortir de la deuxième guerre mondiale. Il n’est donc pas surprenant que l’on ait assisté, et que l’on assiste encore, aux mêmes types de contestation, générées par la forme particulière de désespoir qu’inspire toute une vie promise à subir une dictature décadente comme l’ont subi les générations précédentes, sans espoir d’en sortir. A l’origine des manifestations de rue, le jeune Mohamed Bouazizi s’immolant par le feu pour protester contre l’arbitraire et l’inhumanité d’un système évoque immanquablement Jan Palach, l’étudiant tchèque dont le sacrifice avait sonné le glas des régimes communistes d’Europe de l’Est ; puis la foule qui investit la rue, qui refuse de céder à la répression malgré des dizaines de morts, et qui fait tomber le château de cartes d’un pouvoir sans autre fondement que des apparences. Ce qui apparaissait immuable se délite soudainement, aujourd’hui à Tunis comme hier en Allemagne de l’Est. La Tunisie vient d’ouvrir la brèche, et ça ne devrait pas s’arrêter là.
Aujourd’hui, pour toute la rive sud de la Méditerranée, se dégage un nouvel horizon ; pour les peuples d’Afrique du Nord, mais aussi pour l’Europe qui ne peut que tirer parti d’un développement vigoureux aux portes mêmes de son espace économique. L’aveuglement des dirigeants européens à cet égard n’en est que plus frappant, à commencer par la diplomatie française, la première concernée en raison des liens historiques avec ses anciennes colonies. La Ministre en exercice, Michelle Alliot-Marie, proposait encore, 24 heures avant sa chute, d’apporter une assistance technique aux forces de répression de Ben Ali pour qu’elles fassent moins de victimes. Quelle vista !
Pour tenter de justifier, au mieux leur inertie, en réalité leur complaisance à l’égard de la dictature de Ben Ali, la Commission Européenne comme toutes les diplomaties européennes s’abrite derrière le « rempart » supposé qu’aurait représenté le régime tunisien contre l’extrémisme islamiste. Sauf que le rempart est à terre et que l’islamisme tant redouté ne surgit de nulle part ! Et pour cause : c’est la démocratie réelle, dont l’Europe se veut le modèle, que les manifestants tunisiens veulent instaurer, et au lieu de les y aider, on a soutenu un régime dictatorial jusqu’au bout !
Une ère nouvelle s’ouvre pour l’Afrique du Nord. Une telle « révolution démocratique » dans le voisinage immédiat de l’Europe est une opportunité inespérée pour l’espace méditerranéen, comme il y a vingt ans, l’ont été les événements survenus dans les pays de l’Est : chute du mur de Berlin, réunification allemande, la liberté pour les peuples baltes, pour la Slovaquie, pour les peuples des Balkans, etc….
L’Europe n’a pas de voisinage au Nord car, à l’exception de l’Islande en cours d’adhésion, tous sont déjà européens. A l’Ouest, l’Atlantique n’est qu’un horizon sans perspective nouvelle. Reste la rive sud où tant est à faire, où tout devient possible, et où l’Europe doit prendre toute sa place. Cela doit devenir un grand challenge européen pour les vingt années à venir.
François ALFONSI