Réflexions sur la question arménienne
En 2000, le Parlement européen votait une résolution consacrée au souhait de la Turquie de rejoindre l’Union européenne dans laquelle il évoquait la reconnaissance du génocide arménien. Parmi les nombreuses réactions publiques, un communiqué attira mon attention. « La meilleure façon de traiter les difficultés qui persistent entre la communauté arménienne et le gouvernement turc réside dans un dialogue entre eux. La question de la reconnaissance ne devrait pas figurer sur l’ordre du jour de Parlements extérieurs, ni dans leur programme ». Détail intéressant, ce texte n’émanait pas des autorités officielles d’Istanbul : il s’agissait de la position arrêtée par l’Assemblée des Arméniens de Turquie…
Cette question – celle des Arméniens qui vivent en Turquie – les initiateurs de la loi relative aux génocides récemment adoptée en France semblent oublier de se la poser. Quelle est, en effet, la valeur effective de cette loi en termes de renforcement du débat sur la condition arménienne en Turquie ? Car, à la différence de leurs cousins d’Arménie ou des Français issus de la diaspora, les Arméniens de Turquie cherchent depuis longtemps à progresser sur ce dossier via une discussion franche et directe avec le pouvoir et la société turcs. Alors comment ouvrir la voie d’une réconciliation entre ces deux peuples sans intégrer ce paramètre majeur ?
Evidemment, les progrès en la matière sont rarement d’une constance et d’une fulgurance impressionnantes. J’ai eu l’occasion de m’en rendre compte lorsque je me suis impliqué dans cet épineux dossier en présidant la délégation sur la Turquie au Parlement européen. Dès ma première intervention, j’ai posé la question du massacre des Arméniens – ce qui a provoqué un véritable tollé parmi certains députés turcs – et affirmé que la Turquie ne pourrait intégrer l’Union sans qu’elle fasse l’inventaire des périodes sombres de son histoire. Je me suis souvent rendu en Turquie, et le fait que je sois un partisan de son entrée au sein de l’Union a permis sur place de faire entendre publiquement la question arménienne. Année après année, un espace politique de débat avait commencé à s’ouvrir. Rappelons que le Premier ministre Erdogan, qui aujourd’hui mène la charge contre la décision française, avait, il y a quelques années, imposé la tenue d’un débat sur le Massacre au sein de l’université d’Istanbul. Depuis 2010, les commémorations publiques des rafles du 24 avril 1915 sont autorisées. Si certains blocages turcs sur le sujet demeurent inacceptables, force est de reconnaître que nous venons, par cette initiative du Parlement français, de galvaniser un nationalisme turc qui n’attendait que cela et détourné Erdogan d’un horizon européen qui semblait déjà se dérober chaque jour un peu plus sous ses pieds.
C’est en Turquie même que les Européens doivent aider Arméniens et Turcs à avancer sur le chemin, long mais inéluctable, d’une réconciliation. Commençons d’abord par prêter appui aux intellectuels qui osent évoquer ouvertement ce pan de l’histoire, comme le Prix Nobel Orhan Pamuk ou les héritiers spirituels du journaliste arménien Hrant Dink, assassiné en 2007. Mais il n’est pas, je crois, dans nos cordes de penser imposer une réconciliation en pénalisant ceux qui – pratiquement inexistants en France – en rejettent les prémisses.
Depuis 2005, la France et l’Allemagne n’ont eu de cesse d’anéantir le désir d’Europe des Turcs. Ainsi les fait-on désormais rêver d’une sorte de « grand dessein » tournant le dos à l’Union, alors que tout concourrait à faire de leur adhésion un intérêt commun. Je sais que jouer avec l’Histoire, la mémoire et les relations internationales fait partie des cartes traditionnelles du jeu politicien… Quel dommage cependant que les politiques en période électorale échouent si fatidiquement à faire primer la lucidité sur les calculs étriqués.