« L’Union européenne est une démocratie inachevée »

3 juin 2020

David CORMAND a été interrogé par la Revue politique et parlementaire sur la crise et sa vision du monde d’après. Voici ses réponses.

Pour la Revue politique et parlementaire, six responsables politiques ont bien voulu délivrer leur analyse de la crise et leur vision de la France d’après. Voici les réponses de David Cormand.

Vous pouvez retrouver ici l’ensemble de ces entretiens croisés. Propos recueillis par Arnaud Benedetti et Cathy Bijou.

 

Revue Politique et Parlementaire – Quels sont les premiers enseignements que vous tirez de cette crise sanitaire ? Est-ce d’abord une crise amplifiée par l’organisation même de notre structure étatique ? Ou faut-il y voir principalement un défaut de réactivité politique ? 

David Cormand – Comme toutes les crises, celle-ci révèle des déséquilibres, des insuffisances et des périls qui étaient déjà palpables avant qu’elle ne survienne. Elle met en lumière la vulnérabilité d’un « système » qu’on nous promettait pourtant robuste… On prend conscience à cette occasion que nous sommes maintenus dans un modèle de société destructeur et au fond extrêmement fragile.

La crise sanitaire révèle pour moi deux enseignements majeurs.

Le premier est d’ordre structurel. L’origine de l’épidémie est écologique dans le sens où elle est la conséquence à la fois de la destruction des habitats naturels des animaux sauvages qui de ce fait se trouvent de plus en plus en contact avec nous… Cela crée un environnement favorable à la transmission et à la mutation de virus qui jusqu’alors ne se transmettait pas à l’Humain.

C’est aussi nos modèles agricoles intensifs qui artificialisent de vastes espaces naturels, détruisent la biodiversité et développent des modèles d’élevage industriels qui constituent également de véritables incubateurs à virus. Il faut comprendre qu’envisager la biodiversité comme un sujet extérieur à notre civilisation est une représentation non viable pour l’avenir de l’humanité. Cette crise nous rappelle que nous faisons partie d’un « tout » et que les déséquilibres naturels que nous provoquons ne sont pas sans conséquences.

Enfin, il y a notre modèle dit de développement mondialisé qui multiplie les déplacements à l’échelle de la planète favorisant la propagation des virus. La métropolisation du monde et de nos habitats renforce la promiscuité et la sur-densification. Là encore, c’est un terrain très favorable aux développement de foyers infectieux.

Le second enseignement est plutôt d’ordre conjoncturel. Il s’agit de la fragilisation des services publics. C’est la conséquence de choix politiques qui ont été faits depuis plusieurs décennies. On pense évidemment aux secteurs de la santé et des soins, mais aussi de tout ce qui relève de la prévention et de la recherche pour prévenir et anticiper ce type de crise. On pense également aux EHPAD qui ont connu et connaissent encore une situation cauchemardesque. En bref, la prédation sur la nature et la dislocation des services qui relèvent du bien commun au profit de la marchandisation du monde constituent un cocktail détonnant d’un point de vue écologique, sociale et donc, sanitaire.

Sur l’organisation de la structure étatique, nous sommes devant un paradoxe français où la technocratie étatique pèse de toute son inertie alors même que les services publics ont été réduits à la portion congrue… En clair, la machine d’État tourne à vide. Si on ajoute à cela un manque de réactivité politique consécutif à une gestion disons erratique de cette crise, on en arrive à la situation dans laquelle nous sommes.

 

L’échelon local, les Régions notamment, ont paru souvent plus véloce que l’État. Faut-il en tirer des enseignements en matière de décentralisation ? Le modèle fédéral allemand a montré aussi sa plus grande agilité. 

Oui, cela est lié aux inerties technocratiques de l’État dont je parlais plus haut. Les régions et les collectivités locales en général ont pu plus rapidement lancer des appels d’offre et des commandes de masques, par exemple. C’est également vrai pour les grandes entreprises qui ont été très réactives pour obtenir des masques… Mais je pense qu’il ne faut pas caricaturer un débat qui opposerait l’État aux Régions. L’État aurait pu prendre la responsabilité de structurer les commandes de masques et d’assurer une chaine logistique qui aurait permis d’acheminer ces masques en priorité aux personnes qui en avaient le plus besoins. Après, il y a une autre question qui est une question politique d’organisation de notre démocratie.

La République française s’est construite sur un modèle et un imaginaire centralisé et jacobin. Cela fait partie de notre Histoire. Ma conviction est que nous devons faire évoluer ce modèle vers une République écologique qui soit d’avantage girondine. Cela reposerait sur le principe de la subsidiarité. Cela veut dire que les décisions démocratiques doivent être prises à l’échelle et par les citoyen-nes directement concernés par les enjeux mis au débat. Pour cela, l’État doit pouvoir conserver les prérogatives dites « régaliennes », dont la gestion logistiques des crises sanitaires par exemple, il doit également être le garant de l’égalité entre les territoires. Mais la condition pour pouvoir assumer ces missions est qu’il conserve des services publics solides et dotés de moyens, ainsi qu’une capacité d’investissement et d’intervention digne de ce nom. Ce renforcement des moyens de l’État n’est pas contradictoire avec le renforcement institutionnel des Régions avec une véritable décentralisation. Cela passe par une autonomie fiscale et budgétaire des Régions, la possibilité d’expérimentation et pourquoi pas de législation à certaines conditions. Face à la mondialisation et la « déterritorialisation » de l’économie, le renforcement des circuits courts des territoires démocratiques locaux est nécessaire. La résilience économique des territoires passe par une économie plus « endogame », c’est à dire moins dépendante des aléas externes. Des outils comme les monnaies locales sont de ce point de vue intéressants car ils contribuent a booster l’économie réelle et à renforcer une trame économique locale plus solide.

 

Cette épreuve est planétaire. Elle traduit à première vue l’extrême interdépendance des grands ensembles continentaux, et dans le même temps, leur faible capacité à répondre collectivement à une menace exogène. Faut-il alors aller plus avant dans une gouvernance internationale, à tout le moins plus intégrée à l’échelle continentale comme le propose Emmanuel Macron avec son concept de « souveraineté européenne » pour l’UE ou en revenir à des solutions plus nationales, telles qu’un certain nombre de voix le préconisent ? 

Nous habitons une seule et même planète. Les grandes questions de notre temps demandent des nouveaux outils de gouvernance, à l’échelle internationale. Nous devons combattre la tentation du repli, portée par des nationaux populistes chauvins qui nous racontent que l’isolement est la solution à tous les problèmes.

Mais il n’est pas envisageable que les peuples soient dessaisis de leur destin. La question politique principale est même celle de la reprise de contrôle par les citoyennes et les citoyens de leurs existences. Aujourd’hui, le libéralisme nous enjoint de nous soumettre à des axiomes absurdes, qui placent les marchandises au-dessus des humains et de la nature. La financiarisation de l’économie, devenue de plus en plus hors sols sous prétexte de devenir plus « performante » ou « compétitive », nous a rendus en réalité très vulnérables, a tous points de vue. Cette dérive a des conséquences terribles sur l’emploi avec des salarié-es qui sont de plus en plus considérés comme des variables d’ajustement, des « fluides » qui représentent des « charges » dont il faut se débarrasser. Cela créé une économie où l’objectif est d’avoir une agriculture sans paysans, des commerces sans commerçants (Amazon par exemple qui a prospéré pendant le confinement), des usines sans ouvriers, etc. S’ajoute à cette horreur sociale une prédation environnementale sans précédent… Et c’est ainsi que la boucle est bouclée…

La question qui se pose est : « comment contenir cette dérive ». D’abord, je l’ai dit, en faisant « atterrir » notre économie vers une économie réelle, locale, palpable, sobre en pollutions mais intense en emplois. Ensuite en équipant l’Union européenne de pouvoirs supplémentaires en matière fiscale et budgétaire. Cela passe par un renforcement politique et démocratique de l’Union. Car le principal problème de l’Union, aujourd’hui, provient des blocages orchestrés par les égoïsmes nationaux. L’Europe est démocratiquement au milieu du gué. Elle est une démocratie inachevée qui refuse d’utiliser les outils fiscaux, budgétaires et monétaires auxquels ses concurrents ont recours. Macron parle de souveraineté européenne, je préfère parler de démocratie et d’autonomie européenne.

 

La France d’après, comme d’autres, va être confrontée à une récession économique sans précédent. Quelles pistes préconisez-vous à court terme pour amortir le choc et quels chantiers selon vous sont indispensables pour reconstruire à moyen terme ? 

Il faut utiliser les moyens dégagés pour enfin entamer la transformation de notre société. Cela signifie réorienter l’économie actuelle financiarisée, extensive, productiviste, vers une économie de la sobriété : circuits courts, recherche et développement, économie de l’usage, circulaire, coopérative. Il faut aussi revaloriser les métiers du soin au-delà du court terme : le service public, les emplois associatifs, les emplois aidés qui ont été sacrifiés. Il faut une politique de « petits travaux », mais qui créent beaucoup d’emplois : isolation des logements, réorganisation de l’espace public, « réparation » des espaces naturels qui ont été dégradés, emplois de proximité, transformation de notre modèle agricole vers une agriculture paysanne. La réorientation de notre secteur industriel dans les transports, l’énergie, la production et la réparation des biens de consommation sont autant de secteurs utiles pour la planète et pour l’emploi.

La question qui vient quand on a dit tout cela, c’est comment le financer ? Il y a donc un enjeu de réappropriation démocratique de la fiscalité. On assiste à une dérive qui fait peser sur les contribuables « captifs », c’est-à-dire à celles et ceux qui n’ont pas les moyens d’échapper à l’impôt, une part trop importante de la charge fiscale actuelle. Le mouvement des « gilets jaunes » était d’ailleurs l’expression de cette injustice. Il faut donc remettre la fiscalité à l’endroit en activant sa fonction redistributive. En clair, cela signifie fiscaliser les rentiers du modèle dit « de développement » actuel : les patrimoines démesurément élevés, les pollutions, les transactions financières et les dividendes, les GAFAM. Il faut aussi assumer d’avoir recours à l’endettement pour préparer l’avenir. Le plus grand danger qui pèse sur l’avenir de l’humanité, ce n’est pas la dette publique, c’est la dette écologique.

En résumé, je pense qu’il faut « ralentir », « adoucir » et atterrir ». Ralentir, c’est prendre le temps de prendre soin de soi et des siens, de se retrouver, de prendre le temps de comprendre ce qu’il nous arrive. Adoucir, c’est trouver une forme de convivialité dans les rapports sociaux qui se sont considérablement brutalisés avec les crises successives ses dernières années. Cette brutalisation du monde n’est pas acceptable. Atterrir, c’est ce que j’indiquais sur la nécessité de faire revenir sur terre notre économie. C’est prendre le temps de comprendre ce qui est vraiment important pour nous et, comme je le disais plus haut, ce dont dépend notre subsistance. A partir de cela, en tirer les conséquences en matière économique et sociale.

Pour finir, je pense qu’il faut aussi très rapidement revaloriser et réactiver notre démocratie. On constate une défiance croissante vis à vis des institutions et de la politique. La réponse à mon avis passe par une révolution citoyenne où les élu-es et les institutions acceptent et accompagnent une irruption démocratique dans les prises et le suivi de décisions. On a vu par exemple avec la Convention citoyenne pour le climat que les citoyen-nes était non seulement volontaires pour participer à la réflexion sur les enjeux qui le concernent. Mais surtout que leur niveau d’ambition dans les changements à mener était notoirement supérieur aux dirigeant-es politiques. C’est une bonne nouvelle car les métamorphoses qu’il faut enclencher pour changer le modèle actuel dont chacun mesure les limites sont telles qu’elles ne pourront être menées que par une participation extrêmement collective.

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