Rana Plaza: deux législations européennes pour les droits des travailleurs-ses à l’étranger

Il y a dix ans, le 24 avril 2013, le Rana Plaza s’effondrait, faisant plus de 1100 morts et 2500 blessé.es. Cet immeuble de huit étages abritait six ateliers de confection textile à Dacca, la capitale du Bangladesh, travaillant, en bout de ligne, pour des enseignes comme Mango et Primark. Dix ans après le Rana Plaza, l’UE se dote enfin d’une directive sur le devoir de vigilance, afin que cette catastrophe et toutes les autres, ayant lieu dans diverses industries, ne se reproduisent plus. Elle prépare également un règlement pour interdire les produits issus du travail forcé, dont sont victimes de nombreux travailleurs-ses de cette industrie.

Une industrie textile qui exploite souvent une main d’oeuvre vulnérable

La délocalisation de l’industrie textile dans des grands locaux à moindre coût

Contrairement aux délocalisations industrielles que l’on trouve notamment dans l’automobile, les grands distributeurs de vêtements comme H & M, Zara, Primark, Mango, ne créent pas d’usines et n’en possèdent pas sur place. Ils se limitent à donner du travail à des entrepreneurs locaux. En outre, la confection de vêtements ne demande que des machines simples et des apprentissages limités. Cette activité peut d’ailleurs s’exercer dans de petits ateliers, voire à domicile. Concentration et accroissement des quantités n’ont pas eu d’effet majeur sur les techniques de travail utilisées et imposent surtout la réunion d’un grand nombre de travailleurs. D’où la recherche de locaux, à moindre coût, sans autres caractéristiques que l’économie logistique que l’on trouve dans les bâtiments à étages. Ces locaux sont ainsi construits, sans cahier des charges précis, par des investisseurs qui les louent aux entrepreneurs. La veille de l’effondrement, de grandes fissures sont apparues dans le bâtiment du Rana Plaza et un ingénieur appelé à l’inspecter a estimé que le bâtiment n’était pas sûr. Rana et les propriétaires de l’usine ont toutefois ordonné aux travailleurs de revenir le lendemain matin. Lorsque les générateurs ont été mis en marche ce jour-là, le bâtiment s’est effondré.

Une catastrophe qui s’ajoute à d’autres

Malheureusement, cet incident est loin d’être isolé. En 2005, plus de 60 travailleurs bangladais ont été tués dans l’effondrement de l’usine Spectrum et, en 2012, plus d’une centaine dans l’incendie de l’usine Tazreen Fashions. Des catastrophes similaires se sont produites en Inde et au Pakistan. Dans une large mesure, ces tragédies ont été causées par l’absence de mécanismes d’inspection efficaces et indépendants visant à garantir le respect des procédures de sécurité de base. Après la catastrophe du Rana Plaza, on a constaté que 97 % des usines bangladaises ne disposaient pas de sorties de secours sûres, que 90 % n’étaient pas équipées d’alarmes incendie adéquates et que 70 % disposaient d’extensions sans papiers et potentiellement instables.

L’exposition des travailleurs-ses du textile à des produits chimiques toxiques

En raison de procédures de sécurité inadéquates, les produits chimiques toxiques tels que les colorants textiles présentent des risques pour la santé des travailleurs. Les ouvriers des tanneries bangladaises travaillent souvent sans équipement de protection de base, comme des masques, des gants et des bottes, ce qui les expose à des substances nocives, comme le chrome et le mercure, utilisées pour traiter le cuir. C’est en partie pour cette raison qu’ils n’ont qu’une chance sur deux de vivre au-delà de cinquante ans, soit plus de vingt ans de moins que l’espérance de vie moyenne du pays ; des problèmes similaires ont été signalés en Inde, un autre grand producteur de cuir. Dans les deux pays, les tanneries polluent d’énormes quantités d’eau, empoisonnant les rivières locales, les nappes phréatiques et les champs.

Des textes européens pour protéger les travailleurs-ses dans le monde 

Le règlement sur les produits issus du travail forcé

En cours de gestation, ce texte vise à interdire par les contrôles douaniers européens les produits issus du travail forcé. À condition de concerner également les services et les transports et d’être amélioré sur plusieurs autres volets portés par Mounir Satouri, il pourrait amener une réponse efficace à ce fléau qui s’accroit. 

Mounir Satouri, député européen écologiste, rapporteur de la Commission de l’Emploi et des Affaires sociales du texte, explique le dossier. 

La Directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité

Si la France a une loi sur le devoir de vigilance depuis 2017, il est encore possible pour les entreprises européennes de délocaliser leurs atteintes à l’environnement ou aux droits humains au-delà des frontières de l’UE. De TotalEnergies, qui s’apprête à construire en Ouganda un immense oléoduc, entraînant un déplacement forcé massif des populations ; à la BNP Paribas, qui finance la déforestation en Amazonie, les exemples ne manquent pas.

Le devoir de vigilance est un processus que les entreprises devraient mettre en œuvre pour identifier, prévenir, atténuer et si possible faire cesser les impacts négatifs réels et potentiels de leurs activités et de leur chaîne d’approvisionnement, sur les droits humains et l’environnement. Les chiffres sont édifiants : 50 millions de personnes vivent dans des conditions d’esclavage moderne d’après l’Organisation Internationale du Travail (OIT) et 160 millions d’enfants sont contraints de travailler. L’empreinte carbone des grandes banques françaises représente près de 8 fois les émissions de gaz à effet de serre de la France entière et aucun des plans climatiques des géants pétroliers américains et européens (dont Shell et TotalEnergies ou encore Repsol) n’a une stratégie qui est alignée avec les objectifs de l’accord de Paris de limiter le réchauffement à 1,5°C.

La directive sur le devoir de vigilance au niveau européen est une demande de longue date du groupe des Verts/ALE qui est largement soutenue par les citoyen·nes européen·nes, comme le souligne une récente étude conduite dans 10 États membres. À la suite du rapport d’initiative du Parlement européen adopté en mars 2021, la Commission européenne a finalement publié une proposition de directive sur ce sujet, après plusieurs mois de report suite à une intense mobilisation des lobbys européens. Les négociations ont été très compliquées au Parlement européen du fait du PPE et de l’extrême-droite et d’une certaine mesure également des libéraux, qui ont rivalisé d’inventivité pour tenter de supprimer le texte ou de réduire drastiquement sa portée. Nous avons finalement réussi à obtenir version plus ambitieuse que celle initialement proposée par la Commission.

Quelles entreprises seront concernées?

Désormais, toutes les entreprises de plus de 250 employés et 40 millions de chiffre d’affaires annuel pourraient couvertes par la directive. C’est un pas en avant par rapport au seuil de 500 employé·es proposé par la Commission européenne (qui n’aurait couvert que 1% des entreprises européennes) et un pas de géant comparé à la loi française qui limite ces obligations aux entreprises de plus de 5 000 employé·es en France ou 10 000 à l’étranger.

 Les secteurs considérés à haut risque sont clairement définis dans le texte du Parlement et incluent le secteur textile, les activités extractives et l’agriculture (comme le proposait déjà la Commission), mais aussi dorénavant les secteurs financier, énergétique et de la construction.

Du fait de l’abaissement du seuil des entreprises concernées par la législation de 500 à 250 employés, les secteurs à haut risque ne font plus partis du champ d’application du texte stricto sensu mais devront faire l’objet de lignes directrices élaborées par la Commission européenne pour prendre en compte leur spécificité.

Un volet environnemental important

Nous avons réussi à renforcer les dispositions climatiques et environnementales du texte notamment grâce à :

  • l’ajout du changement climatique dans la définition générale des impacts environnementaux retenue par la directive (le climat avait pourtant été exclu du texte initialement proposé par la Commission ;
  • l’intégration de références à l’Accord de Paris et à la Convention Aarhus dans la liste des conventions internationales environnementales à prendre en compte par les entreprises lorsqu’elles réalisent leur devoir de vigilance. Néanmoins, ces ajouts se sont fait au détriment de la Convention sur la diversité biologique et celle sur les produits chimiques dangereux et les pesticides, qui ont été supprimés à la demande de la droite et des libéraux afin de réduire la liste. Nous espérons pouvoir les réintroduire dans le texte pendant les trilogues, comme elles figurent dans la position du Conseil, tout comme la Convention Ramsar sur les zones humides ou la Convention Marpol sur la pollution marine par les navires qui ont été ajoutées par le Conseil ;
  • Le renforcement de l’obligation pour les entreprises de mettre en œuvre des plans de transition climatiques précis en vue de limiter le réchauffement climatique et d’atteindre la neutralité climatique, alignés avec les normes développées dans la CSRD (Corporate Sustainable Reporting Directive) et avec les objectifs de l’Accord de Paris. Les entreprises devront notamment préciser des objectifs de réduction des émissions de GES concernant les scopes 1, 2 et 3 ;
  • L’obligation pour les entreprises d’au moins 1000 employés d’aligner la rémunération variable des dirigeants sur le respect des obligations climatiques.

Le texte proposé par le Parlement prévoit également :

  • une attention particulière aux peuples autochtones et aux personnes vulnérables  ;
  • un nouvel article entier prévu pour assurer l’engagement des parties prenantes dans chaque étape du processus de vigilance (de l’identification à la cessation des impacts, en passant par la prévention) ;
  • des sanctions élevées en cas de non-respect par l’entreprise de ces obligations, qui seront au minimum 5% du chiffre d’affaire annuel de l’entreprise.

Les attaques de la droite pour affaiblir le texte

En revanche, La responsabilité de prouver le non-respect du devoir de vigilance reste entre les mains des victimes et des citoyen·nes. Il leur revient donc de mener les investigations nécessaires, souvent ardues et coûteuses. C’est une de nos plus grosses déceptions. Nous avons néanmoins amélioré autant que possible le texte pour faciliter l’accès à la justice. Nous sommes également déçus de l’intégration restrictive et comportant de nombreux allégements et dérogations pour ce qui est du secteur financier. L’inclusion du secteur financier a en effet fait l’objet d’âpres négociations au Parlement, tout comme au sein du Conseil. De même, nous regrettons l’intégration de formulations vagues dans les dispositions relatives aux obligations climatiques introduites au dernier moment par la droite et les libéraux pour réduire l’ambition du texte. Enfin, nous déplorons la définition de la chaîne de valeur qui n’intègre pas l’utilisation et de la gestion des produits par les consommateurs, autrement dit elle se limite à une approche « Business to Business ».

De nombreux amendements problématiques de la droite et de l’extrême droite ont été déposés pour le vote de plénière. Avec le reste de la gauche du Parlement, nous nous y opposons pour maintenir une législation efficace. 

 

 

 

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