D’une crise étudiante l’autre

20 juin 2012
Chroniques d’un cosmopolite – Le Nouvel Observateur

Chaque semaine, Daniel Cohn-Bendit livre ses pensées à l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur.

Pour comprendre ce qui se joue au Québec actuellement, il faut d’abord oublier 68, ou tout au moins décharger cette date de la valeur paradigmatique dont on l’a affublée pour jauger toutes les révoltes ultérieures en milieu étudiant. Bien sûr, il y a quelques ressemblances entre les deux événements : même fraîcheur des visages et spontanéité joyeuse des cortèges, même inventivité politique et, au final, même embrasement d’une large partie de la société… Mais le parallèle s’arrête là. Car, sur le fond, la condition étudiante d’aujourd’hui est, en Europe et en Amérique, bien différente de celle d’hier. En 1968, ceux qui accédaient aux études supérieures étaient encore une petite minorité : ils formaient une sorte d’élite qui, quelle que soit la filière empruntée, était assurée de trouver un emploi valorisé et à plein temps. Rien à voir avec l’angoisse du débouché et le risque de précarité qui pèsent à présent sur chaque étudiant. Beaucoup plus nombreux et en compétition permanente sur le marché de l’emploi, les étudiants d’aujourd’hui souhaitent majoritairement suivre des formations professionnalisantes. Pour assurer ses nouvelles missions, l’université a besoin de moyens accrus et elle peine à les trouver auprès d’Etats très endettés. Pour financer leurs études, nombre de jeunes sont obligés d’exercer un job, d’en appeler à la solidarité familiale ou de souscrire à des emprunts. Et c’est là que la question des frais d’inscription devient cruciale. Si ceux-ci ne représentent qu’une part secondaire des coûts globaux supportés par ceux qui étudient, ils n’en constituent pas moins une barrière supplémentaire quant à leur possibilité d’accéder à l’enseignement supérieur.

Ici se situe l’origine de crise estudiantine au Québec, comme elle le fut aussi à l’automne 2010 en Angleterre. Pour délester leurs budgets nationaux du coût représenté par une éducation de qualité et démocratisée, les gouvernants entonnent une doxa néo-libérale selon laquelle l’université doit être remodelée sur une base entrepreneuriale où l’on applique aux étudiants le fameux principe de l’utilisateur-payeur et où celle-ci est mise au service direct des entreprises privées. Cette approche est évidemment très dommageable au savoir global et productrice d’externalités négatives sur le long terme. Si la demande de produire plus de formations offrant des débouchés professionnels aux étudiants a sa légitimité, elle ne peut cependant devenir l’alpha et l’oméga de l’université de demain. Celle-ci doit aussi être un lieu de prolifération des connaissances et un instrument de justice sociale.

Les gouvernants actuels gagneraient à relire les travaux du philosophe John Rawls sur ce sujet. Pour Rawls, le système d’éducation incarne le principe même de l’égalité des chances et c’est, à ce titre, que l’université doit être considérée comme une institution servant le du bien commun. L’éducation n’est pas un produit de luxe réservé à ceux qui peuvent se l’offrir et ne poursuivent que leurs seuls intérêts personnels de carrière.

Puisqu’il faut trouver de nouvelles ressources
pour les universités en ces temps de disette, je suggère qu’on retourne le fameux principe de l’utilisateur-payeur des néo-libéraux en posant la question suivante : Qui sont aujourd’hui les vrais bénéficiaires d’une université qui produit une main-d’oeuvre hautement qualifiée et à bon prix en raison d’un fort chômage parmi les jeunes ? Sinon les entreprises qui les recrutent ? L’Etat et les étudiants contribuent au financement des études supérieures… Et si les entreprises qui recrutent un diplômé dûment formé payaient enfin leur écot aux établissements qui les ont qualifiés, comme c’est déjà le cas lorsqu’elles détournent un normalien ou un énarque du service public vers le secteur privé ?

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