Hélène Flautre : « La Tunisie représente un défi démocratique pour l’Europe »
Au delà de la plaisanterie météorologique, on le sent : l’arrivée aux affaires du parti « de la renaissance » secoue la vie politique en obligeant les formations politiques et sociales tunisiennes à se positionner. Pour l’observatrice obstinée de la vie politique tunisienne que je suis depuis 1999, cette réalité animée est plutôt une bonne nouvelle, notamment parce-qu’elle fait vivre la démocratie par la confrontation libre des idées à une population bâillonnée depuis vingt-quatre ans.
Dans ce cadre, le choix du Congrès Pour la République (CPR) emmené par Moncef Marzouki, dont la percée électorale a été une des surprises du scrutin, de participer au compromis historique en tentant le partenariat gouvernemental avec Ennahda et les socialistes d’Ettakatol est au centre de toutes les conversations. À gauche, cette décision engendre un très vif débat qui peut se résumer en ces termes : Ennahda est-elle une formation politique animée par une idéologie de droite conservatrice mais suffisamment ouverte pour faire avancer le pays dans la transition démocratique, ou au contraire, est-elle une entité politique porteuse d’un agenda caché : faire de la charia l’alpha et l’oméga de la gouvernance ?
Pascalien, le pari du CPR et des socialistes sera ou pas gagné dans les actes, les faits et les résultats et ce à la fois au niveau gouvernemental et législatif. Le nouveau gouvernement va-t-il ou pas engager et réussir la réforme de la Justice et du ministère de l’intérieur et bannir la corruption des pratiques dans l’administration ? Car ne nous y trompons pas, le système Ben Ali reste encore au moins partiellement en place. Si les exactions de la police politique sont moins courantes, des Tunisiens font encore les frais dans leur chair de la violence arbitraire des forces de l’ordre. Le piston est toujours la règle et petits et gros larcins viennent étoffer le salaire de certains fonctionnaires.
En ce qui concerne l’Assemblée constituante, les élu(e)s vont-ils trouver une majorité pour inscrire le caractère civil de l’Etat dans le texte constitutionnel ? On se prend, aussi, à rêver que la future constitution inscrive l’abolition de la peine de mort, propulsant ainsi la Tunisie comme la première nation du monde arabe à reconnaître la sacralité de la vie. L’égalité entre les hommes et les femmes sera-t-elle réalité ? Tout et chacun de ces thèmes sont, au même titre que la lutte contre le chômage et la précarité, des marqueurs démocratiques. Car au coeur des libertés, la question économique et sociale fait figure d’urgence dans un pays abîmé par l’accaparement du foncier et de pans entiers de l’économie par la famille Trabelsi et ses obligés. Alors que des dizaines de porteurs de projets, du nord au sud du pays, se pressent pour obtenir le coup de pouce qui permettra le démarrage d’une activité créatrice d’emplois et de richesses, le nouveau locataire du ministère du développement régional se trouvera devant un défi majeur: celui du temps qui passe, un an après la Révolution le peuple tunisien ne veut plus attendre un avenir meilleur, il exige tout de suite du changement.
Dans ce domaine comme dans celui de l’Etat de droit, l’Union européenne a son rôle à jouer. Hier garante du « circuler y a rien à voir », elle doit radicalement revoir ses pratiques en orientant ses fonds en fonction des besoins réels du pays et du peuple tunisien. Repenser ses instruments pour les rendre accessibles aux projets de la société civile. À deux heures et demi de Bruxelles, la Tunisie peut devenir le laboratoire en acte de la nouvelle politique de voisinage de l’Union européenne. À Tunis, Kasserine, Sidi-Bouzid, Zarzis, Gafsa… l’Union européenne peut démontrer qu’elle est enfin capable de tirer les leçons du passé et de soutenir des réformes profondes et essentielles à la construction d’une démocratie. »