Visa contre réadmission : un deal néfaste pour les droits des personnes !
Combien de personnes pourront ainsi potentiellement être expulsées ? Qui sont-elles ? Une fois en Turquie que vont-elles devenir ? Mais aussi, pourquoi la Turquie accepte-t-elle une responsabilité si défavorable ? Pourquoi une telle précipitation alors que le Maroc par exemple négocie toujours après 16 rounds? Quel sera l’effet d’un tel accord sur les relations turco-européennes et notamment dans le cadre des négociations d’adhésion ? Voilà quelques unes des questions qui s’imposent à la réflexion.
En 2008, le Conseil adopte une décision relative aux priorités et aux conditions du partenariat pour l’adhésion qui stipule que la Turquie doit « conclure de toute urgence un accord de réadmission avec l’Union Européenne ». Dans son rapport de progrès 2009, la Commission européenne note que « la conclusion d’un accord de réadmission communautaire avec la Turquie est une priorité pour l’Union » et se félicite que « la Turquie ait récemment accepté de reprendre les négociations formelles bloquées depuis 2006 ».
Cette insistance européenne est moins liée aux exigences du processus d’adhésion qu’à l’externalisation de la politique européenne d’asile et d’immigration. En effet l’Union a déjà conclu onze accords de ce type y compris avec des pays tels que la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine, la Moldavie. La Turquie est un important pays de transit et de destination, et donc une pièce maîtresse dans le contrôle des routes migratoires vers l’Europe. Ce point est d’autant plus sensible que les traversées par le Sud sont largement entravées et ainsi déportées vers la Turquie. Elle compte plus d’un million de migrants, et en 2008, plus de 65000 migrants en situation non régulière y ont été appréhendés. Les forces de l’ordre turques et les autorités grecques enregistrent une forte augmentation des arrivées irrégulières en provenance de Turquie, plus de 150000 migrants en 2009. Le rapport de Migreurop intitulé « Les frontières assassines de l’Europe2» documente avec précision et témoignages à l’appui, les pratiques illégales de refoulement, de détention et de contrôle aux frontières perpétrées tant par les autorités turques que par les gardes grecs.
Dans ces conditions, l’accord de réadmission fonctionnera comme un intéressement direct pour la Turquie à fermer elle-même ses frontières avec des pays voisins comme l’Irak et l’Iran qui sont également les principaux pourvoyeurs des demandes de protection suivies par le HCR : en 2009, plus de 16000 personnes en Turquie étaient suivies par le HCR dont 48% d’Irakiens, 25% d’Iraniens et 13% d’Afghans.
L’accord autorisera les pays européens à renvoyer en Turquie les nombreux migrants afghans, irakiens ou pakistanais en situation non régulière à la suite par exemple d’un rejet de leur demande d’asile en Europe. Toutes ces personnes viendront grossir les dortoirs surpeuplés des centres de rétention turcs dans lesquels croupissent des étrangers livrés à l’arbitraire de l’administration et de la police, détenus sans base légale et donc sans recours, comme en témoigne ma récente visite au centre de rétention de Kumkapi.
Cette promotion au delà de ses frontières d’une industrialisation de la détention comme mode de gestion des migrations est assurément une curieuse méthode communautaire pour encourager la Turquie à remplir les critères politiques de Copenhague en particulier dans la « mise en place des institutions stables garantissant la démocratie, l’état de droit, les droits de l’Homme, le respect des minorités et leur protection ».
Le potentiel de violations des droits de l’Homme intrinsèque aux accords de réadmission et son décalage avec l’objectif de promotion et de respect des droits de l’Homme de la politique étrangère de l’UE est d’autant plus prégnant que les obstacles régulièrement pointés par la Commission européenne concerne le manque de progrès vers la réalisation des critères de Copenhague.
L’incohérence de l’UE à l’égard de la Turquie témoigne des divergences des Etats membres quant à son adhésion. Par voie de conséquence, l’UE perd en crédibilité et affiche des symptômes de schizophrénie. La Turquie jouit d’un traitement différencié et la politique développée par l’UE à l’égard des Balkans par exemple légitime ainsi le sentiment d’injustice, de discrimination et de doubles standards.
En 2006 la Turquie avait exigé en préalable à toute reprise des négociations que l’Union boucle préalablement des accords avec des pays tels que le Pakistan et l’Afghanistan qui lui épargne la réadmission et le renvoi dans des pays d’origine lointains et fortement contributeur de migrants. Ce que l’Union s’est employée à réaliser notamment avec le Pakistan. L’accord est en débat au Parlement européen, détenteur depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne d’un droit de véto. Contrairement aux attentes des autorités turques et même à leur insu, cet accord euro pakistanais aura peu d’effet sur les retours forcés en Turquie. En effet le Pakistan s’engage à reprendre sur son territoire les étrangers qui détiennent, au moment du dépôt de la demande de réadmission, « un visa en cours de validité ou une autorisation de séjour ou ayant pénétré illégalement sur le territoire de l’État requérant en arrivant directement du territoire de l’État requis. » Cela n’est certainement pas le cas de la majorité des afghans présents en Europe !
Si l’on repère clairement les intérêts européens dans la mise en œuvre de cet accord, la stratégie du gouvernement turc peut laisser perplexe ! Le chapitre 24, justice et droits fondamentaux, qui traite des questions asile et migration, n’est-il pas fermé à la négociation par le Conseil ? Le plan d’action national turc de 2005, feuille de route pour une politique d’asile et de migration respectueuse du droit international, ne comprend aucune référence à cet accord. La Turquie n’est elle pas parfaitement informée du poids humain, financier, politique et diplomatique de cet engagement ?
Alors qu’est ce qui fait courir le gouvernement turc ? Pourquoi tant d’empressement pour un accord si peu équitable ? La réponse tient dans un espoir, un espoir qui en Turquie mobilise toute la classe politique et que le gouvernement veut absolument mettre dans la corbeille de son bilan avant les élections de 2011 : la libéralisation des visas.
Une exigence turque largement légitime que l’accord de réadmission ne remplira pourtant pas. Alors que la Turquie se met aux passeports biométriques, l’accord devrait faciliter les visas pour les étudiants mais en aucun cas permettre une libéralisation générale. Il devrait également générer dans son sillage la création d’un groupe de travail informel entre la Commission européenne et les autorités turques afin d’avancer sur la question: principe de réalisme et maigre compensation pour une approche essentiellement pragmatique et au bénéfice d’une UE en quête de repli et de sécurité.
Selon certaines déclarations récentes, la réadmission en Turquie pour les non turcs ne concernerait que les ressortissants de pays tiers avec lesquels l’Union a conclu un accord de réadmission. Or jusque là, il s’agissait de réadmettre tous les ressortissants de pays tiers ayant transité par la Turquie. La difficulté à obtenir une réponse claire est caractéristique de l’opacité dans les négociations de ce type d’accord.