[TRIBUNE] « Les plates-formes doivent prendre leurs responsabilités face à la précarité et la mise en danger de leurs livreurs »
Le jeudi 6 mai, à Sotteville-lès-Rouen (Seine-Maritime), un livreur à vélo a perdu la vie, alors qu’il essayait péniblement de la gagner. Il s’appelait Chahi et laisse derrière lui une femme et quatre enfants. Après une journée pluvieuse et froide, cet homme de 41 ans livrait un repas sous pression, dans la fatigue et le surmenage. Nous apportons notre plus grand soutien et nos pensées à sa famille, à ses proches, à ses collègues.
Ce drame n’est malheureusement pas le premier, il doit être le dernier.
Aujourd’hui en France, environ 4% de la population active dépend directement des plateformes en ligne de ce type. En Europe, ce sont 24 millions de personnes qui en vivent totalement ou partiellement. On estime qu’en 2024 ce modèle de livraison pourrait représenter 20% des ventes des restaurants. La massification de cette activité doit s’accompagner d’une régulation du modèle d’exploitation inhumain de ces plateformes et d’une protection des livreurs en vertu du droit du travail.
En effet , le qualificatif d’« auto-entrepreneurs » est bien loin de la réalité de leur quotidien. Plusieurs décisions de justice ont déjà permis de faire la lumière sur les pratiques intolérables de ces plateformes. Car le lien de subordination est avéré entre ces entreprises, leurs algorithmes, et les livreurs. Rythme de travail infernal, systèmes de notation, de pénalités infligés par les plateformes sur des critères de performance et de disponibilité. Voici la « liberté » qu’elles vantent tant. Les verdicts s’accumulent partout et sont sans appel.
Pas de contrat de travail, aucun droit ni protection sociale, pas de cotisation retraite, chômage, pas de congés, pas d’indemnisation ni couverture des frais médicaux en cas d’accidents hormis de très rares motifs précisés dans les contrats d’assurance des plateformes. Pas de salaire minimum non plus, ni de rémunération pendant les temps d’attente, elle est fixée à la tâche, au nombre de kilomètres parcourus, calculée en toute opacité par les applications. La cadence de travail des livreurs leur est imposée à la fois par les algorithmes des plateformes, par les exigences d’immédiateté des client.es, et par cette forme de rémunération qui leur impose de travailler le plus possible, sans pause ni congé.
Plus d’un siècle après la naissance du droit du travail, les pratiques des plateformes qui les exploitent constituent un effrayant retour en arrière. Avec des conséquences toutes plus graves les unes que les autres. Là où ces droits constituent également une régulation de la concurrence sociale entre les travailleurs, le modèle prédateur de ces plateformes impose à celles et ceux qui sont les plus précaires, celles et ceux qui n’ont pas le choix, de faire le travail que personne d’autre ne veut faire. Une sorte de chaîne alimentaire, avec à la toute fin les seul.es qui ne peuvent pas refuser les quelques euros gagnés ainsi. La location de « comptes livreurs » à des personnes sans-papiers est par exemple très fréquente. En échange d’une commission chèrement payée au propriétaire officiel du compte, on peut ainsi effectuer des courses et espérer que le propriétaire sera honnête et nous donnera en liquide une part des revenus à la fin de la semaine.
Grâce à la mobilisation collective des travailleurs, plusieurs pays font enfin évoluer les lois pour que les plateformes se mettent en conformité avec le droit du travail. Pionnière en Europe, l’Espagne a proposé la « Loi Riders », qui reconnaît aux livreurs le statut de salariés et exige de plus la transparence des plateformes sur le fonctionnement de leurs algorithmes, qui devra désormais être communiqué aux organisations syndicales. En France, plusieurs tentatives n’ont pas abouti. Il est urgent de protéger celles et ceux qui sont en première ligne face au covid et de garantir l’égalité des droits et de la protection sociale pour les travailleur.ses dans notre pays.
Les plateformes doivent prendre leurs responsabilités face à la précarité et la mise en danger de leurs livreurs. Des contrats de travail doivent être signés, afin de leur donner accès à leurs droits les plus fondamentaux. L’organisation de formations, la dotation en accessoires de sécurité nécessaires (casque, lumières, rétros, sonnette, manteau réfléchissant, etc.) doivent devenir des obligations légales. Un travail important doit également être mené au niveau des collectivités sur l’adaptation de l’espace public à tous les modes de déplacements, avec des aménagements sécurisés pour tous les cyclistes, mais aussi de la pédagogie pour une prise de conscience des automobilistes sur le partage de la voie publique.
Il nous faut aussi nous interroger collectivement sur nos comportements et sur le modèle de société que nous voulons pour l’avenir de nos enfants. Derrière un simple clic sur l’une de ces plateformes, c’est un système d’exploitation d´hommes et de femmes précaires, forcé.es à se soumettre à ce modèle faute d’avoir accès à un emploi juste et sécurisant.
La loi doit évoluer, des choix politiques forts doivent être faits pour accompagner les transformations de la société tout en garantissant les droits et la protection de chaque citoyen.ne. Nous pouvons soutenir les nouvelles formes d’organisation collectives et entrepreneuriales dans ce secteur, comme les coopératives locales qui émergent. Cette société libérale et destructrice que tentent de nous imposer certains pour leur profit, ne peut ni ne doit être notre seul horizon.
L’uberisation du travail, la précarité grandissante, la santé et la vie sacrifiée de millions de travailleurs ne sont pas un hasard. Elles sont le fruit de nos choix, individuels et collectifs. A la lumière de la crise covid et de la nécessaire humanité et solidarité dont nous devrons faire preuve pour nous relever, il est plus que temps de faire les bons choix.
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