Tunisie : arrêtons de cautionner le régime autoritaire de Kaïs Saïed
A l’occasion des 30 ans de la coopération entre l’Union européenne et la Tunisie, l’Europe doit changer de stratégie et réécrire son partenariat avec Tunis, sans cautionner le régime autoritaire de Kaïs Saïed.
Nous marquons cette année le 30ème anniversaire de l’accord d’association entre la Tunisie et l’Union européenne. C’est dans ce contexte que j’ai organisé le 17 novembre dernier une rencontre avec la société civile tunisienne au Parlement européen avec le concours d’Euromed Droits, de la Fédération Internationale pour les Droits Humains (FIDH) et du Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l’Homme en Tunisie (CRLDHT) pour analyser la situation très dégradée des droits humains dans ce pays et voir comment l’Union européenne pourrait aider à y rétablir la démocratie et les libertés.
Protéger les experts tunisiens présents
Les experts et expertes tunisiens qui ont accepté de participer à ces travaux ont pris en effet de gros risques pour leur sécurité. Mais leur présence était essentielle : sans les informations précises issues de leurs pratiques de terrain, cette journée de travail n’aurait pas pu avoir la même qualité. Pour que leur participation soit possible, nous avons donc dû mettre en place des mesures strictes afin de préserver leur anonymat.
Nous avons été contraints de nous adapter à la répression qui sévit aujourd’hui en Tunisie, mais nous ne devons jamais oublier combien cette situation est inadmissible. Il est inadmissible que plusieurs personnes présentes ce jour-là aient perdu le droit de s’exprimer librement. Il est inadmissible que d’autres ne puissent plus retourner en Tunisie sous peine d’être emprisonnées. Il est inadmissible, enfin, que l’Europe continue, malgré cela, de cautionner ce régime. Mais nous y reviendrons.
La Tunisie a toujours été carrefour dans l’espace méditerranéen et ce n’est pas un hasard si le point de départ des printemps arabes a été le puissant mouvement qui avait entraîné la chute du dictateur Ben Ali en 2011.
La Tunisie, partenaire privilégié de l’Europe
Pour l’Europe aussi, la Tunisie a longtemps été un partenaire privilégié. En 1995, lorsque l’accord d’association a été signé, l’Union Européenne lançait parallèlement le processus de Barcelone, pour construire avec ses voisins de la rive sud de la Méditerranée un espace de paix et de codéveloppement. Et la Tunisie était vue alors comme devant être l’un des moteurs de ce rapprochement.
Trente ans plus tard, force est de constater que les résultats ne sont pas au rendez-vous. Au début des années 2010, les printemps arabes avaient montré au monde que les jeunesses du Sud de la Méditerranée portaient les mêmes aspirations que celles et ceux qui, en Europe, défendent la démocratie, les libertés, la justice et l’égalité. Par la suite, beaucoup avaient compté sur la Tunisie pour maintenir vivant l’héritage de ces printemps malgré les revers subis ailleurs. Mais depuis le coup d’Etat constitutionnel de Kaïs Saïed en 2021, arrivé au pouvoir deux ans plus tôt, cet espoir est mort. Et l’Europe se fourvoie aujourd’hui en tentant de maintenir malgré cela une relation privilégiée au détriment de ses propres valeurs.
Externaliser la politique migratoire au mépris de nos valeurs
Nous savons tous dans quel contexte cette question s’inscrit. Obsédée par la question migratoire et sous la pression de l’extrême droite qui attise une panique morale, l’UE consacre désormais beaucoup plus d’énergie à ériger des murs en Méditerranée qu’à y construire des ponts. Et les seules initiatives récentes de la Commission à l’égard du Sud de la Méditerranée consistent à vouloir externaliser sa politique migratoire en forçant ces pays à bloquer les migrants chez eux moyennant finance. Tout en laissant prospérer des pratiques contraires à la dignité humaine la plus élémentaire, comme on le constate chaque jour en Libye ou en Tunisie.
Ce n’est pas mon Europe. L’Union n’a pas à soutenir avec l’argent des Européens des forces hostiles à la démocratie et aux libertés. Une fois encore, nous sommes confrontés à un double langage avec d’un côté de beaux discours sur les droits humains et de l’autre un soutien massif aux dictateurs pour peu qu’ils acceptent de bloquer les migrants. En Tunisie, comme en Palestine ou en Égypte, l’Europe ne peut pas continuer à soutenir ceux qui piétinent chaque jour les droits humains fondamentaux. Cela parait évident, mais, avec l’alliance entre les conservateurs et l’extrême droite, cette idée basique n’est plus majoritaire au sein du Parlement européen.
Empêcher que le fossé se creuse avec nos voisins méditerranéens
L’un de mes objectifs principaux à la présidence de la Commission DROI est de contribuer à stopper cette dérive pour empêcher que le fossé entre l’Europe et ses voisins méditerranéens ne se creuse davantage. C’est aussi pour cela que je défends en particulier une résolution d’urgence concernant le sort des prisonniers politiques et d’opinion, et notamment de l’avocate Sonia Dahmani en butte à la répression du régime de Kaïs Saïed. Après des mois de batailles internes, j’ai enfin réussi à inscrire ce sujet à l’ordre du jour de la prochaine session plénière du Parlement européen. Cette résolution sera, je l’espère, enfin votée dans les prochains jours. L’Union doit commencer à comprendre qu’elle se trompe en se rendant dépendante d’un régime qui la méprise et l’utilise.
Malgré cette situation très dégradée, j’ai pu constater au cours de cette journée combien la société civile tunisienne reste mobilisée pour obtenir un retour à la démocratie et au respect des libertés fondamentales. En conclusion de ces travaux, nous sommes arrivés à un certain nombre de conclusions communes.
Tout d’abord, les 30 ans de l’accord d’association ne doivent pas seulement donner lieu à une commémoration diplomatique. Ils doivent être l’occasion d’une réorientation en profondeur de cette relation. Le régime de Kaïs Saïd est engagé en effet dans une dérive autoritaire, raciste et répressive qui contredit l’esprit même de l’accord d’association, fondé sur l’État de droit, la démocratie et les libertés fondamentales.
Demander le rétablissement des garanties constitutionnelles
L’UE doit demander publiquement la libération des opposants politiques, des journalistes, syndicalistes, avocats et défenseurs des droits humains détenus arbitrairement, la fin des poursuites judiciaires contre les voix critiques, notamment celles accusées de “complot” ou d’“atteinte à la sûreté de l’État” et le rétablissement des garanties constitutionnelles et de l’indépendance de la justice, démantelées depuis les décrets présidentiels de 2021–2022.
L’UE doit exiger l’arrêt immédiat des violences, rafles et expulsions illégales des personnes migrantes originaires d’Afrique subsaharienne, demander une enquête indépendante sur les violences policières et les abandons dans le désert à la frontière libyenne et conditionner toute coopération future au respect du droit international et des droits humains.
L’accord conclu entre l’UE et la Tunisie en juillet 2023 a encouragé ces abus. L’UE doit le suspendre, car il viole sa propre législation et finance indirectement la répression. Elle devrait exiger une traçabilité totale de toute aide financière et mettre en place un mécanisme indépendant de monitoring des droits humains pour toutes les opérations financées par l’UE.
Soutenir l’économie réelle plutôt que la répression
L’UE devrait plutôt diriger son soutien vers l’économie réelle, les PME, les services publics, la transition écologique et la jeunesse, éviter de renforcer un régime autoritaire en conditionnant strictement toute aide à des critères vérifiables de bonne gouvernance et soutenir les acteurs démocratiques, syndicaux, associatifs, qui subissent une pression croissante.
L’Europe doit revenir à une politique d’engagement conditionnel, abandonnée de fait ces dernières années, et rappeler que l’accord d’association est fondé sur des valeurs non négociables et inscrire publiquement le dialogue UE–Tunisie dans une perspective de retour à l’ordre constitutionnel, à la séparation des pouvoirs et à un pluralisme politique réel.
En résumé, l’UE doit réaffirmer clairement que la relation UE–Tunisie ne peut se construire que sur le respect des droits humains, de la dignité humaine et de la démocratie.
Mounir Satouri
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